vendredi 30 novembre 2007

Perspective cavalière - peintures d'objets en Corée


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Toujours à propos des peintures « populaires » de Corée, un autre genre d’œuvres décoratives typiques : les compositions d’objets liées à l’étude (Chaek-kori).
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Le style de ces peintures se fixe au XVIIIe, soit près de quatre siècles après que le néo-confucianisme soit devenu idéologie d’état. Vertu, morale, respect de l’ordre, fais pas ci, fais pas ça, tels sont les thèmes majeurs de l’art confucéen (je caricature un peu, pour une vraie introduction à cette culture, reportez vous à une introduction plus nourrie, comme le livre de Marc Vérin et Juliette Morillot sur la Corée – plein de grandes photos). La plupart de ces objets renvoient aux actes de lecture et d’écriture (papier, pinceaux, crayons, éclairage…), et à l’ascèse des lettrés. S’y ajoutent divers motifs décoratifs et symboliques – sur l’œuvre ci-dessus, des pivoines ( ?) (noblesse) et des pêches (longévité).
Bon, il n’est pas dit que ce contenu très codifié nous touchera au premier abord, ici et maintenant. Ce qui retiendra notre attention, c’est l’application avec laquelle le peintre a construit une vue cavalière bien parallèle, sans se refuser toutefois le recours à la représentation de profil pour certains objets.



Cette figuration tridimensionnelle simple correspond à une convention picturale présente dans de nombreuses cultures de l’image. Contrairement à l’avènement de la perspective avec point(s) de fuite(s), l’introduction d’éléments de perspective cavalière dans les arts visuels est en effet un phénomène très diffus, dont les exemples sont assez éparpillés dans le monde :


Livres d’heures (en l’occurence Les Très Riches Heures du duc de Berry):


Peintures de genre en Chine (ici, une œuvre du XVIeS):


Miniatures persanes (l’exemple date du XVe):



Il semble que cette représentation de l’espace ait souvent été privilégiée lorsqu’il s’agissait de raconter une histoire ou de mettre en scène des anecdotes. Si une perspective de ce genre crée un excellent espace narratif, c’est sans doute parce qu’elle étage la vue et réduit le chevauchement des figures dans une même scène, problème que rencontrent aussi bien la représentation en deux dimensions (à moins de disposer d’un mur de quatre cent mètres carrés comme les égyptiens), et la perspective italienne.

Systématisé, ce genre de perspective (axonométrie) a toujours du succès dans le domaine du dessin technique et de l’architecture, en raison de la clarté maintenue dans les rapports de proportions, surtout dans ce cas particulier qu’est la 3D isométrique - remise au goût du jour par certains jeux vidéo également (avant que les processeurs ne permettent l’animation polygonale) :


Mais on s’égare un peu. Dans le cas des peintures d’objets orientales dont nous parlons, le peintre a probablement eu recours à une règle suspendue au-dessus de la feuille pour guider sa main. Il a ainsi élaboré un coin d’univers idéal et ordonné, comparable à l’espace scénique des peintures de genre à la manière chinoise. Sauf que tout y est absolument statique. Peut-on dès lors rapprocher les préoccupations de ces artistes de celles qui ont provoqué l’apparition de la nature morte en occident ?
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Au XVIe S, Giuseppe Arcimboldo peint cette nature morte - portrait de bibliothécaire
Qui, par son caractère d'hommage à la chose écrite, et par le parralélisme de certaines lignes de fuite, peut sembler comparable aux compositions d'objets confucéennes.

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Au siècle suivant, en Flandre, on observe un engouement des artistes et des mécènes pour la nature morte

(tableau de Willem Kalf - 1653)

La peinture d’objets exclusive apparaît bien longtemps après que les peintres flammands soient devenus experts dans l’art de rendre la matière et l’éclairage d’intérieur. Représenter, grandeur nature, des objets que l’on a sous les yeux à volonté dans son atelier, est un bon moyen de se livrer confortablement au jeu de l’observation.
C’est cet aspect disponible, accessible et scrupuleusement encadré de l’objet qui va séduire dans ce type de composition, soit le contraire de l’immersion dans l’espace que constitue la représentation de scènes d’ensemble ou de paysages. Ce point de vue surplombant fait que la perspective effectivement perçue est très subtile, et que la tendance sera souvent à négliger la faible fuite que l’on aura sur les plus petits objets, à en corriger les lignes dans le sens du parallélisme et de l’isométrie. Cézanne a exagéré autant que faire se peut ce caractère artificiel de la composition dans la nature morte :

Par la suite, les objets pourront se trouver dotés d’une forte monumentalité. L’échelle est abolie, le mystère et l’inaccessibilité de la chose en soi sont mis en avant. Des artistes italiens, notamment, s’immergent dans l’espace désert de la nature morte :
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Giorgio de Chirico – (1888-1978):
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Giorgio Morandi – (1890-1964):


Plutôt que de chercher dans ces œuvres un contre-pied de la nature morte traditionnelle, on serait tenté d’y voir l’aboutissement de la logique du genre. Dans le recueillement de l’atelier, les objets auraient été considérés dès le départ comme porteurs d’un mystère à révéler, mystère d’abord signifié par la lumière divine, jusqu'à ce que la modernité s’interroge sur l’espace. (Le cas des Vanités montrerait quant à lui un traitement pessimiste de ce secret résidant au fond de l'inanimé - où chose = mort)

Si nous revenons à présent à nos peintures coréennes, nous constatons que le traitement de la matière y est très simple, celui de l'éclairage inexistant. Quant à la composition, elle tient parfois plus du rangement que de l’arrangement :



On pourrait mettre en rapport ce classement avec la cosmologie confucéenne qui veut que chaque chose et chaque être soit à sa place, dans l’univers, dans la société et dans le foyer.

lundi 19 novembre 2007

La couverture de l’Atlas Phaidon de l’architecture contemporaine.


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Phaidon est une maison d’édition anglaise très renommée pour ses livres d’art, toutes disciplines confondues, à laquelle on doit notamment un Atlas de l’architecture contemporaine mondiale qui constitue une référence pour bien des professionnels. En tant que non-autorité absolue dans ce domaine, je me contenterai de commenter la jaquette argentée, très élégante, qui frappe aussi par une certaine abstraction :





L’image est composée d’éléments provenant de divers projets, courbes de niveau du sol et représentations 3D en mode trame. On aperçoit aussi un globe contenant un fouillis d’ellipses. Le résultat est un enchevêtrement de lignes noires, blanches et grises, presque illisible pour le profane parce que la notion de surface en est écartée. Une utilisation décorative de documents qui évoquent plus le labeur quotidien de l’architecte que le rendu final de son travail (dont les éléments principaux sont, si je ne m’abuse, le plan, les façades et généralement des vues d’artistes qui emploient souvent la 3D, mais à des fins de simulation – la reproduction de l’armature tridimensionnelle du bâtiment sous un angle accidentel étant par ailleurs peu lisible). L'effet est double : familiarité pour les professionnels, ultra complexité pour les autres.

J’aurais tendance à comparer cet effet à la saturation à l’œuvre dans certains croquis nerveux et denses, comme ceux de Giacometti:




Ce faisant, ce sont un peu mes lubies qui parlent, il est vrai. Je justifierai en premier lieu ce rapprochement par la grande sensibilité de cet artiste à l’espace architectural (un regard de perspectiviste infaillible, à l’oeuvre surtout dans ses croquis, dont je n’ai malheureusement pas d’illustration très spectaculaire sous la main, la reproduction sauvage de ses œuvres étant limitée pour des raisons de succession en grande partie).


À la différence des problèmes de la sculpture, Alberto Giacometti a, je crois, peu formulé de considérations sur le trait de crayon ou de stylo. Si l’on se confronte soi-même au croquis, on pourra imaginer l’ordre de questions qu’il s’est posé : que doit-on représenter par des lignes ? Les arêtes visibles des objets ? Toutes les arêtes des objets (le mode armature dans l’imagerie 3D) ? L’ombre ? La lumière ? Uniquement les limites de l’objet, l’endroit où il rencontre le vide ? La différence entre l’espace vide et l’espace occupé par les objets (par un rapport de succession dans le dessin) ? Un objet mérite-t-il plus de lignes parce que sa matérialité serait plus évidente ? etc.


Dans sa période de maturité, Giacometti n’utilise plus jamais les hachures pour suggérer le volume, uniquement le crayon (ou le bic) et la gomme (qui réintroduit la lumière dans la confusion des traits). Il lève très peu la pointe de son outil de son support en dessinant.


On peut considérer ce travail sur la ligne comme une forme de mysticisme, la saturation extatique de la feuille relevant alors d’une transe qui entame « l’aventure au-delà du visible » d’où, selon Genet, Giacometti rapportait ses œuvres. Plus techniquement, on peut également y voir la trace du passage à la limite que constitue le noircissement d’une feuille sans lever le crayon, par l’exercice acharné de l’observation d’un objet, toutes les lignes perdant leur privilège individuel. Enfin, d’un point de vue plus terre-à-terre certains trouveront dans ce style chargé une performance athlétique, en raison de l’aspect quantitatif du résultat (beaucoup de traits = travail plus fouillé, c’est à mon avis un contresens).


En tout état de cause, le visible est remis en question, et il me semble logique qu’une esthétique comparable soit privilégiée pour illustrer les recherches d’une architecture contemporaine qui ne s’intéresse aux questions visuelles et à l’effet de façade qu’après avoir pris en compte les problèmes d’habitation. Cette couverture inviterait donc le lecteur non-spécialiste à parcourir les bâtiments au lieu de seulement les regarder (peut-être aussi essaie-t-elle un peu de remettre ce type de lecteur à sa place par un effet spectaculaire, mais ça, c’est une autre histoire.)

vendredi 9 novembre 2007

Un tigre dans une cage en papier, qui ronge le fer et l'acier!



En Corée, il existe un art décoratif appelé "art du peuple" ( Minhwa ), plutôt en raison de l’extraction sociale de l’artisan que de la destination finale des œuvres (un beau paravent pouvait toujours séduire un client riche).






On trouve dans cette catégorie des peintures animalières réputées naïves, le sujet le plus populaire étant le tigre (autrefois concrètement présent dans les montagnes de la péninsule).





On observe que quand un artisan coréen traditionnel dessine un oiseau, les contours délimitent précisément les parties du corps de l’animal et les motifs et trames ajoutés ressemblent à des plumes. En revanche, quand ce même artiste s’attaque à un tigre, la vision semble plus hallucinée, et les motifs paraissent primer sur la délimitation des parties du corps. Des formes tout à fait étranges peuvent apparaître : spirales autonomes, yeux qui pourraient tout aussi bien être des ailes de papillon, dents qui partent dans tous les sens, pattes en forme de fleurs… Comparé au reste de l’œuvre, le tigre paraît déchaîner l’inconscient et faire fonctionner librement le pinceau.







Il est bien naturel de réussir un oiseau et de louper un tigre, direz-vous : quand on entend le gazouillis du volatile, on sort promptement son papier et son encre, tandis que le rugissement du tigre provoque en général une toute autre réaction.


Question d’observation, donc… Cela n’explique pas tout : les tigres rodaient dans la campagne et l'on devait avoir l’occasion de les observer, ne serait-ce qu’une fois morts, donc des peintres tout à fait capables de représenter des grues ou des daims de manière convaincante auraient forcément trouvé un moyen de capturer la ressemblance.





Au lieu de cela, il semble que ces peintres aient délibérément tourné le dos à la nature pour rechercher un résultat proche de l’artisanat du masque, qui tire ses origines d’un fond culturel très ancien, le substrat chamanique de la culture coréenne qui semble ici ressortir sous l’inspiration chinoise de la peinture :






Ces objets magiques à l’origine, devenus surtout des accessoires de théâtre populaire, sont composés de symboles simples qui ne deviennent des yeux, un nez une bouche que par leurs positions respectives sur le masque. La représentation du tigre a sans doute suivi un chemin assez analogue : les artisans se copiant les uns les autres, reprenaient les motifs imaginés par leurs prédécesseurs avec une stylisation toujours accrue, et l’ensemble de l’anatomie de l’animal a fini par être dissoute dans les dessins de sa peau, devenus des signes autonomes.





Contrairement à d’autres animaux, le tigre était donc perçu comme une créature légendaire en Corée, et c’est comme tel qu’il est représenté. Dans diverses cultures, il est je crois, fréquent qu’une illustration de mythe se perpétue de façon très stylisée, et que les motifs qui la composent acquièrent une dimension plus ornementale que figurative. On pourra comparer ces images avec certaines représentations du haut Moyen-âge en Europe, comme cette illustration d’un évangéliaire anglo-saxon du VIIIe siècle représentant un lion :





(Le lion de Saint Marc dans Évangile d'Echternach – fin VIIe ou début VIIIe)



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Dans le cas de notre tigre, deux ordres de légendes se sont probablement superposés. D’une part, les récits populaires, qui en ont fait une sorte d’équivalent du loup dans nos contes, ce qui est facilement compréhensible. Ce tigre peut parfois être humanisé, et par ailleurs tourné en dérision :



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Mais il existe d’autre part un récit beaucoup plus ancien mettant en scène cet animal, et qui se trouve être le mythe fondateur du pays : le fils du ciel serait descendu sur la terre et aurait mis en concurrence un tigre et un ours pour devenir sa femme et enfanter les hommes ; l’ours, vainqueur, aurait été humanisé, après quoi il aurait épousé le dieu, tandis que le tigre serait retourné dans les bois. On (je ne sais plus qui en particulier) a émis l’hypothèse que ces animaux auraient été les totems de deux peuples qui se seraient affrontés bien avant l’apparition des premiers royaumes, le clan de l’ours ayant vaincu le clan du tigre. Dans la lignée de ce mythe, le tigre est resté l’un des symboles du pays, associé à la force et donc connoté cette fois positivement.


Le tigre d’Asie n’a pas survécu à l’ère industrielle et a aujourd’hui disparu des montagnes coréennes. Il a donc tout à fait rejoint les lutins (Tokaepi) et les dragons dans l’imaginaire collectif.



Pour finir, un tigre un peu différent, du peintre animalier très reconnu Owon (ou Jang Seung-eop - 1843 - 1897), peut être une tentative de fusion tardive entre la grande peinture des lettrés (dont l’artiste n’avait pas l’honneur de faire partie) et l’imaginaire populaire:



(Accessoirement, la vie de ce peintre a inspiré un film, Ivre de femmes et de peinture d’Im Kwon-taek, un peu grandiloquent mais très pittoresque.)


PS: en cherchant d'autres reproductions je suis tombé sur un livre "Korean Art - Folk painting", par Roderick Whitfield et Yeol-su Yoon, Laurence King Publishing, 2003, partiellement mis en ligne.


On y trouve cette peinture:



Où la réduction du sujet à une série de trames quasi indépendantes est encore plus nette. (Toutefois, l'oeuvre n'est pas datée et pourrait très bien être de la main d'un calligraphe contemporain portant un regard réflexif sur sa culture).