dimanche 14 décembre 2008

Le Monde des couleurs

.
Un site très complet recense les systèmes de couleurs imaginés au cours de l'histoire par des scientifiques et des artistes: Newton, Lambert, Goethe, etc. Une deuxième partie est consacrée aux classifications et aux symbolismes traditionnels de la couleur dans différentes cultures. Le site reproduit les illustrations historiques des textes et propose aussi ses propres moyens de visualisation des systèmes.
On y trouvera en particulier les détails d'un projet de modélisation en 3D de l'espace chromatique imaginé par le peintre Philipp Otto Runge, correspondant de Goethe (illustration historique ci-dessous).
.
.



On perçoit une fois de plus dans ce système la prédilection du romantisme pour la sphère: l'espace chromatique de Runge est un globe à la surface duquel sont réparties les couleurs simples, le blanc et le noir à chacun des pôles, et au centre duquel se trouve le gris absolu. L'épaisseur contiendrait toutes les couleurs intermédiaires.

mardi 9 décembre 2008

Reflets, ombres, transparences

.
Tant que nous sommes à parler de l’impressionnisme : j’ai regroupé une petite collection de détails picturaux qui voudrait montrer l’évolution du traitement du reflet au dix-neuvième (un thème éculé, mais tellement riche…). Dans les trous entre les tableaux, on a collé des bouts de texte avec Photoshop. C’est un peu immonde, mais le format permet de mieux profiter des œuvres que sur le blog, sans ouvrir tout le temps d’autres onglets.


Cliquez sur la photo ci-dessous pour accéder au diaporama. (Quand la fenêtre s’ouvre, faites rapidement pause et guidez-vous avec les flèches en bas, à moins d’être un mutant de Borges capable de photographier tous les détails d’une image ainsi qu'un texte en trois secondes).





À la fin de la série se trouvent des reproductions de tableaux de Gerhardt Richter. L’ensemble de l’œuvre de ce peintre est visible sur son site personnel.

vendredi 28 novembre 2008

- Les bourgeois du dix-neuvième, ces incompris.

.

J’ai longtemps retourné dans ma tête un texte de Bourdieu sur Manet et Flaubert, extrait d’un entretien avec un historien, qui me semble passer complètement à côté de son objet (Toujours ma manie de réagir à chaud sur des choses hors d’actualité):



« Manet institue l’univers dans lequel plus personne ne peut dire qui est peintre, ce qu’est le peintre comme il faut. Pour employer un grand mot, un monde social intégré, c’est à dire celui que régissait l’Académie est un monde dans lequel il y a un nomos, c’est à dire une loi fondamentale et un principe de division. Le mot grec « nomos » vient du verbe « nemo » qui veut dire diviser, partager. Une des choses que nous acquérons à travers la socialisation, ce sont des principes de division qui sont en même temps des principes de vision : masculin/féminin, humide/sec, chaud/froid, etc. Un monde bien intégré, académique dit qui est peintre et qui ne l’est pas ; l’Etat dit que c’est un peintre parce qu’il est certifié peintre. Du jour où Manet fait son coup, plus personne ne peut dire qui est peintre. Autrement dit, on passe du nomos à l’anomie, c’est à dire à un univers dans lequel tout le monde est légitimé à lutter à propos de la légitimité. Plus personne ne peut dire qu’il est peintre sans trouver quelqu’un qui contestera sa légitimité de peintre. Et le champ scientifique est de ce type, c’est un univers dans lequel il est question de la légitimité mais il y a lutte à propos de la légitimité. Un sociologue peut toujours être contesté dans son identité de sociologue. Plus le champ avance, plus son capital spécifique s’accumule, plus, pour contester la légitimité d’un peintre, il faut avoir du capital spécifique de peintre. Apparemment, les mises en forme de contestation radicale, par exemple les peintres conceptuels d’aujourd’hui qui apparemment mettent en question la peinture doivent avoir une formidable connaissance de la peinture pour mettre en question adéquatement, picturalement la peinture et non pas comme l’iconoclaste primaire. L’iconoclasme spécifique accompli par un artiste suppose une maîtrise virtuose du champ artistique. »
.


« Sur la plage » - esquisse de Manet âgé (1873)


Bourdieu fait de Manet et Flaubert des sommets de la peinture et de la littérature, et en même temps des iconoclastes. Plus que cela, on dirait qu’ils ont développé leurs moyens artistiques par goût des emmerdes et des procès.


Voilà ce qui provoque souvent ma méfiance dans le regard de certains philosophes sur l’art : le philosophe peut revenir sur des moments historiques de la philosophie, pour leur restituer leur enjeu et imaginer ce qui pourrait être déplacé dans la pensée moderne si l’on empruntait une autre voie à partir d’un de ces moments critiques ; mais bizarrement, dès qu’il s’agit d’art, pas besoin de rétablir les enjeux. Manet et Flaubert sont interprétés d’après le « destin » de l’art à venir, et basta.


Tout de même. Il faut d’abord rappeler que ces gens là étaient relativement éloignés de nos façons actuelles de penser. Ils avaient du temps à revendre, plein de pognon. Ils auraient probablement été jugés moins sévèrement par la plupart de leurs semblables s’ils s’étaient contentés de faire vaguement fructifier leur bien au lieu de créer. Nous, nous, sommes un peuple de tâcherons bornés et aliénés, y compris dans la haute société pour ce que j’en perçois. Certains d’entre nous sont incapables de quitter leur boulot de cons quand ils gagnent au loto, faute de désir. Nous ne sommes pas assurés de comprendre, Manet, Monet, Flaubert, Mallarmé…, de pouvoir les analyser comme objets.


Il me semble par conséquent que la motivation qui pouvait pousser un bourgeois du dix-neuvième à opter pour une activité qui le déclasse (un choix : sinon, pourquoi ne pas faire de l’art comme il faut ? Flaubert aurait-il été incapable d’écrire comme Feydeau ?), cette motivation nous échappe parfois aujourd’hui. Manet, Monet, Flaubert, Cézanne, Mallarmé, auraient peint ou écrit pour s’approprier en paysans parvenus le « champ » esthétique ? Vraiment inconsciemment alors, parce que tout dans ce que nous savons de l’attitude de ces rentiers montrait plutôt qu’ils n’en avaient au mieux pas grand-chose à foutre, et même pour certains d’entre eux, subissaient un public dont ils se seraient bien passés s’ils avaient pu toucher séléctivement un cercle restreint d’amateurs sans passer par la notoriété.


Plus profondément, chez les pré-impressionnistes (Manet jeune), les premiers impressionnistes (Monet) et les para-impressionnistes (Caillebotte), il me semble qu’était cultivé le rêve d’accéder à un monde de la vision fait de taches colorées, symétrique du monde invisible de la science par rapport au monde de la certitude et du sens commun. C’est peut-être un mythe. Mais quand bien même, il est toujours utile de rappeler la mythologie de l’époque dont on parle. Manet est donc à distinguer d’une première version du Marcel Duchamp de la Fontaine, en cela qu’il ne traite pas son medium avec ironie, même quand il provoque. Ce monde de la lumière semble d’autre part une composante essentielle de la sensibilité moderne naissante : c’est sans doute encore lui, le « règne de tournantes clartés » qui obsédait St John Perse.


Autre point qui fait rapprocher les impressionnistes de la démarche contemporaine : ils auraient pioché indifféremment leurs sujets parmi les objets quotidiens pour s’exprimer (selon la logique hégélienne du sujet créateur absolu). C’est faux de Manet, de Monet et de Caillebotte. Leurs œuvres affirment seulement le primat du regard sur le dictionnaire d’idées reçues : si un parquet ou un poisson pourri te semblent un plus grand défi pictural que le cul d’une naïade, alors tu peins ceux-ci plutôt que cela ; si la peau de ton modèle est blafarde, tu en tires ton parti au lieu de dégainer ton tube de rose plus vite que ton ombre. La peinture figurative n’a peut-être plus droit à de telles prétentions à l’époque contemporaine (ça se discute). Mais en tout cas l’art conceptuel, exclusivement logorrhéique, en diffère si complètement qu’on peut si l’on veut juger l’un à partir de l’autre, mais on ne peut comprendre les aspirations de l’un à partir de l’autre.


De même pour Flaubert. J’ai souvent été décontenancé par un courant interprétatif majoritaire qui lisait les descriptions de Flaubert uniquement comme des cacas posé sous le nez du lecteur romantique, affirmation d’un sentiment de supériorité. Certains propos du romancier sur son œuvre passent ainsi couramment à la trappe, par exemple : « Il faut faire s’aimer les arbres et tressaillir les granits. On peut mettre un immense amour dans la description d’un brin d’herbe ». De ce genre de déclaration, il semble difficile de discuter aujourd’hui.


Regarder et ressentir est gnangnan, seule la polémique est adulte. Cela me semble un élément important de la doxa actuelle en matière d’art. On a entièrement le droit de s’en tenir à ça, on peut éclairer bien des faits d’histoire de l’art comme ça, mais alors pourquoi tant d’intérêt pour l’impressionnisme ? Et pour le roman réaliste ? Par ailleurs, rien ne dit que d’autres faits ne nous échappent pas, et que les bons bourgeois du dix-neuvième, là où ils sont, cachent peut-être derrière leurs barbes de lichen des secrets sur le bonheur que l’analyse marxiste a complètement recouverts.

.

lundi 24 novembre 2008

L'Homme qui marche et la femme qui part

.

.



Dans ses entretiens avec le peintre (L'Atelier d'Alberto Giacometti, éd. L'Arbalète), Jean Genet rapporte que les statues de femme lui procurent une sensation d'éloignement proche de la terreur sublime:

"Chaque statue nettement est différente. Je ne connais que les statues de femmes pour lesquelles Annette [NB la femme du sculpteur] a posé, et les bustes de Diego [le frère] - et chaque déesse et ce dieu - ici j'hésite: si devant ces femmes, j'ai le sentiment d'être en face de déesses - de déesses et non de la statue d'une déesse - le buste de Diego n'atteint jamais à cette hauteur, jamais jusqu'à présent, il ne recule - pour en revenir à une vitesse terrible - à cette distance dont je parlais."
.
Observation qui concorde avec les explications de l'artiste lui-même, puisque Giacometti affirmait percevoir un éloignement de la figure quand il observait les silhouettes de danseuses sur une estrade où quand il admirait une passante dans la rue (donc que la forme humaine s'éloigne concrètement, s'approche ou fasse du sur place).
.
De manière troublante, une expérience de psychologie de la perception menée par des australiens et commentée par S. Bohler semble accréditer le fondement commun de cette illusion. L'explication avancée est que nous n'aurions pas le même intérêt à rejoindre un homme ou une femme et à être rejoints par eux, et que le traitement perceptif d'une silhouette ne serait pas le même selon le cas.
.
À prendre avec une extrême précaution, naturellement, mais par le fait même que de telles expériences se multiplient, le caractère irréductiblement subjectif et individuel de la perception tend à être mis en question.

.


vendredi 21 novembre 2008

Massacre à l'ongle sale

.
Il y a quelques temps, j’ai été faire un tour au musée de la marine. Un musée pépère. De temps en temps ça change des expos à scénographie branchouille.


Et puis, outre un tas de reliques maritimes (dont les parties sculptées d’un bateau du XVIIe, assez monumentales), il y a un large échantillon du travail des peintres de la marine des origines à nos jours. C’est un genre à part, on y trouve souvent de très bons techniciens.


Bref, dans l’avant dernière salle, (enfin, j’ai fait le parcours à l’envers) je vois un gamin dans les dix ans en train de gratouiller le vernis d’un grand tableau accroché au mur de droite, et dont je ne peux pas distinguer le contenu d’où je suis, à cause des reflets. La mère finit par embarquer le merdeux, qui a bon goût : le tableau était une marine de Joseph Vernet (1714-1789), paysagiste précurseur en France de l’esthétique du sublime. (1)
.


.
(Enfin, c’était pas ce tableau-là, la victime d’un laxisme éducatif qui nous coûtera cher.)


J’ai été surpris, je ne savais pas que le musée avait une collection aussi riche (à peu près dix tableaux de ce peintre, je crois). On en trouvera un aperçu ici, mais les couleurs sont un peu altérées. J’y retournerais bien pour photographier directement quelques détails (apparemment, on a le droit).


(1) Le premier lien renvoie vers des pages un peu kitsch, mais claires. Un autre lien plus technique sur le même sujet : le texte intégral ou presque du traité du sublime d’E.Burke (XVIIIe siècle)
.

lundi 3 novembre 2008

Expo: L'Esprit Mingei

.
Dernièrement, j’ironisais sur la faible empathie de certains sites nippons vis-à-vis de certains pays autrefois envahis par l’empire du soleil levant.


Il y a trois jours j’ai été voir l’expo « l’esprit mingei », au musée des arts premiers, où j’ai entendu parler de Yanagi Soetsu, critique japonais promoteur de l’art populaire qui a voulu contribuer à la reconnaissance de productions coréennes, en pleine période coloniale. Je cite cela ici : ça nuance la vision qu’on peut avoir de cette époque.


Tout cela est d’autant plus compliqué qu’il semble bien que la reconnaissance d’une certaine richesse culturelle ait également servi d’argument à l’entreprise coloniale, qui s’est d’avantage basée sur l’idée d’une parenté entre Corée et Japon que sur celle d’une infériorité de race.
.

mardi 21 octobre 2008

Zoulies images, mais...

.
Il y a quelques mois, j’ai mis dans mes liens un site sur l’estampe japonaise d’avant-garde au XXe siècle (Sosaku Hanga). J’avais surtout prêté attention à la partie histoire de l’art (qui donne des précisions sur un phénomène qui m’avait déjà frappé : le monde de l’art dans cette partie du monde était au courant quasiment en temps réel de ce qui se passait en Europe – arts déco et expressionnisme allemand en particulier), et je l’avoue, j’avais quelque peu survolé la partie histoire factuelle, notant quelques petites traces de nippocentrisme (la défaite de 1945 vue comme un grand malheur et non comme le résultat d’un demi-siècle d’agressivité), mais remarquant par ailleurs que le massacre de Nankin était mentionné, ce qui montre une certaine volonté d’acceptation des faits.

Et puis il y a une banque d’images comme je n’en ai pas vu d’équivalent ailleurs :
.
Auteur: Oda Kazuma (1881-1956)


Auteur: Onchi Kôshirô (1891 - 1955) - Salle de cinéma
.


Auteur: Onchi Kôshirô

.

Auteur: Ono Tadashige (1909 - 1990)

Auteur: Hiratsuka Un'ichi (1895 - 1997)


Mais en y retournant hier, j’ai à nouveau trouvé qu’il y avait des passages de moins bon goût que l’ikebana. Par exemple :

1910-1920 :
Japan’s growing power and influence met with a lot of resistance abroad. For Japan it was very difficult to be accepted as a major player in international politics: during the Versailles conference at the end of WWI Japan failed to obtain the Racial Equality Clause in the Covenant of the League of Nations. Japan’s growing influence in Korea and in the Chinese mainland was resented and obstructed wherever and whenever possible. Japan became more modern every year, but its problems grew proportionally as well.


« Influence » c’est quand même un euphémisme pour les événements dont il est question. Et puis se plaindre que les autres vous aient empêché de coloniser tranquille ça révèle une conscience historique encore assez jeune, un peu brute de décoffrage, rock’n’roll sur les bords.

Ou alors :


1950-1960 :
The challenges facing the government were huge. After the establishment if the MITI (the Ministry of International Trade and Industry) in 1949 it was decided to focus recovery on four industries: coal-mining, steel, ship-building and the chemical industry. The Korean war (sometimes referred to as “the gift from the gods”) helped economic recovery. In 1955 The US GNP (Gross National Product) was sixteen times that of Japan. Twenty years later, in 1974, it was only three times that of Japan, and Japan had become the second-largest economic power.

C’est quand même très très ambigu, tout ça. Cette manière, sous la froide objectivité, de tirer en cachette les cheveux du petit voisin… Bon, je le garde dans ms liens, mais je vais mettre une petite note qui renvoie à ce billet juste devant.
.

vendredi 17 octobre 2008

- Bouquin

.

J'ai déjà pas mal parlé de l'art en Corée ici, mais pas beaucoup de livres. Le premier que je conseillerais de lire c'est:



La nouvelle qui donne son titre au recueil est vraiment excellente. Un retour dans le milieu scolaire, à la fois familier et quelque peu étranger pour nous...


.

jeudi 9 octobre 2008

VERT,E : adj. De la couleur du concombre ou du char d’assaut commun, située entre le bleu et le jaune

.



Les rédacteurs de mon dico (un vieux Larousse), se sont visiblement partagé les noms et adjectifs de couleurs, et ils ont quelques subtiles différences de style…

- naturaliste :
« VERT, E : adj 1.De la couleur des plantes à chlorophylle, située, dans le spectre solaire, entre le bleu et le jaune et d’une longueur d’onde moyenne de 500 nm. « De l’encre verte », « une herbe verte et drue »… »
« VERT : nm 1. Couleur verte. « un beau vert émeraude »… »

- mallarméen :
« BLEU, E : adj De la couleur du ciel sans nuages, de l’azur. lumière bleue : une des six couleurs principales visibles issues de la décomposition du spectre solaire et dont la longueur d’onde moyenne est de 460nm »
« BLEU : nm couleur bleue. « un ciel d’un bleu très pur » »

- technique :
« POURPRE : n.m 1. Dérivé bromé de l’indigo, d’un rouge foncé, tiré autrefois du murex… »

- style « etc. » :
« JAUNE : 1. Se dit de la couleur du citron, du souffre, etc., placée dans le spectre visible entre le vert et l’orangé. »
« JAUNE : nm couleur jaune »
« ROUGE : 1. de la couleur du sang, du coquelicot, etc. « fruits rouges », « des tissus rouge foncé », lumière rouge :lumière dont la composition spectrale se trouve entre l’orangé et l’infrarouge.[…] rouge : nm, couleur rouge »

- « absente de tout bouquet » :
« ROSE : qui a la couleur pourpre pâle de la rose commune »

On doit s’arracher les cheveux quand on s’occupe de ça :
On essaie de définir chaque couleur de manière absolue comme une propriété physique, ou on s’arrange pour les situer les unes par rapport aux autres en soulignant le découpage arbitraire opéré par les termes ?; on donne des exemples qui explorent la palette des nuances ou un seul qui suggère la dominante ?; on définit le nom par l’adjectif ou l’inverse ? – c’est l’étymologie qui a l’air de fournir l’ordre ; pourquoi donne-t-on la longueur d’onde pour « violet, ette : de la couleur de la violette » et pas pour « orangé,e : de la couleur de l’orange » ?; le lexique spécialisé doit-il subir un traitement différent ?

Combien de lexicographes excédés, martyrs de la grande cause définitoire, attrapent finalement leur coupe-papier pour se faire seppuku sur leur copie, inondant le bureau d’une marée de sang n.m « liquide rouge qui circule dans les artères, les veines et les capillaires sous l’impulsion du cœur… etc. » ?

En fait, pour l’instant il ne semble pas y avoir de méthode parfaite car le statut de la couleur est un point de contact entre sémantique, épistémologie et esthétique qui reste en chantier, comme tend à le prouver ce résumé d’un cours de J. Bouveresse glané ici (2003 – Collège de France), où l’on trouvera répertoriées différentes positions théoriques par rapport à la couleur : éliminativisme, physicalisme, dispositionnalisme et primitivisme.

Dans un autre genre, voilà aussi l’adresse d’un site qui répertorie tout le vocabulaire des teintes.





.

mercredi 1 octobre 2008

Les Planches illustrées des ateliers viennois

.

On aura remarqué que ce blog a subi une petite panne récemment. Et ça continue, parce que ceci n’est pas vraiment un article, mais une petite collection d’images. On fera mieux la prochaine fois.


En ce moment, je bouquine un catalogue sur les arts décoratifs viennois : « Wiener Werkstätte, Les ateliers viennois 1903-1932 » de Christian Brandstätter, éditions Hazan. On y trouve reproduites des planches illustrées parmi lesquelles il y a un peu de tout : imagiers, illustrations de contes, proto-bandes dessinées… En voici quelques unes :

.





Gustav Kalhammer : endroits de la maison et « Il était une fois un roi ».




Ugo Zovetti : « Oiseaux imaginaires »





Mela Koehler : « Six jeux d’enfants »



Franz Karl Delavilla : « Il était un fils de roi »


Moriz Jung : « Le géant et le cerisier »


Emil Orlik : « Errant dans le vaste monde, le chevalier vagabonde… »



Hans Kalmsteiner : « Théâtre de marionnettes »



Rudolf Kalvach : « Le tailleur chez Saint Pierre »





Moriz Jung : « Le roi et la danseuse »





Urban Janke : « Le bâillement fatal »

Oskar Kokoschka : « Le singe et le perroquet »





Rudolf Kalvach : « L’athlète et la comète ».

jeudi 24 juillet 2008

Toujours sur Paul Klee et la musique

.

... Tant qu'on est dans la Klee-mania:


Dans son livre sur le peintre, Jean-Louis Ferrier lui attribue deux emprunts principaux à la musique : la fugue (thème du billet précédent) et la feuille de partition, qui va l’entraîner vers un autre parallèle, avec l’écriture cette fois.





Avec cette « Feuille extraite du livre de la cité » (1928), la peinture retrouve la proximité avec la chose écrite qu’elle a entretenue au sein de certaines civilisations de la haute antiquité (Egypte, Babylone, Chine). La correspondance peinture-partition-architecture entraîne une répétition de motifs qui provoque une nette division de la toile : celle-ci n’est plus du tout le module minimal.


La réflexion sur le rythme et le module est déjà présente dans un tableau de 1918 qui fait référence de façon encore plus explicite à l’art du bâtiment : « Ecriture architecturale » (les notions en question ont, pour ce que j'en sais, fait leur entrée officielle dans la théorie de l’architecture avec le traité de Vitruve).






Au stade où est parvenue l’histoire de l’art européen à l’époque de Paul Klee, il est difficile de contester radicalement la densité du tableau en tant que signe : le peintre peut composer selon la logique de la notation syntaxique, prévue pour être lue, pour qu’une succession dans le temps soit restituée, mais il sait bien que la première impression pour le spectateur non averti sera une harmonie d’ensemble, la perception simultanée de tous les éléments de la toile (de la même manière que le rythme se donne moins évidemment en architecture qu’en musique - sujette elle-même à la décomposition). La encore, il me semble que l'analogie est possible avec le vitrail medieval, subdivise comme une page pour ce qui est de la narration, mais constituant un tout du point de vue de l'eclairage.

La peinture musicale de Klee: phenomene de synesthesie?

.

Les biographes de Klee passent rarement à côté de sa passion pour la musique (son instrument etait le violon). Ce goût a été l’origine d’une recherche très poussée dans la lignée des démarches « Synesthétiques » du XIXe siècle (du côté français du mouvement : poésie de Baudelaire, de Rimbaud…). On peut juger de l’enthousiasme du peintre pour ce rapprochement entre deux arts, à travers cette citation de sa « Théorie de l’art moderne » :


« Ce qui était déjà accompli pour la musique avant la fin du XVIIIe siècle vient enfin de commencer dans le domaine plastique. Mathématiques et physique en fournissent la clé sous forme de règles à observer ou dont s’écarter. »


Kandinsky avait déjà entrepris d’attribuer des couleurs aux sons de tel ou tel instrument à l’époque du « cavalier bleu ». Au début des années vingt, Klee tente pour sa part la transposition elaboree d’un genre musical en peinture, expérience ainsi résumée par l’un de ses commentateurs en France :


« Il existe en effet dans la peinture de Klee quelques fugues, comme « Fugue en rouge », « Ville de rêve » ou « croissance des plantes nocturnes ». La fugue est l’une des formes les plus accomplies de la musique occidentale ; on la retrouve notamment chez Bach, où elle est à son apogée, chez Mozart, Beethoven, Mendelssohn, et déjà, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, chez de nombreux autres compositeurs. Caractérisée par une écriture contrapuntique d’une extrême rigueur, elle s’articule en trois parties principales : l’exposition thématique, son développement et son résumé appelé strette. Il est inutile d’entrer ici plus avant dans le détail de son architecture ; pour comprendre le rôle qu’elle a joué dans la peinture de Klee, retenons qu’elle comporte des réponses d’une partie à l’autre, réglées selon une stricte polyphonie. On constate la même particularité dans « Fugue en rouge », où les quatre principaux éléments thématiques, parmi lesquels on reconnaît une cruche, se développent et se répondent, tant sur le plan formel que sur celui des couleurs, qui vont du rose au jaune et au violet. Les analogies avec la fugue sautent aux yeux : son battement, son rythme, tout y semble scandé avec une précision de métronome. »

Jean-Louis Ferrier, Paul Klee, éd. Terrail.







Cette technique inspirée du contrepoint musical a permis à Paul Klee d’aligner les chefs d’œuvre à l’aquarelle au cours de l’année 1921, avec notamment :




Ville de rêve







Jardin sec et frais




Il me semble qu’une des originalités de Paul Klee a été, au lieu d'associer une couleur a tel ou tel instrument ou d’établir une synesthésie par correspondance entre la hauteur des notes de musique et la chaleur des tons, en utilisant toute la gamme colorée, de se reposer plutôt sur les contrastes de clarté et d’intensité, et, au lieu de se perdre dans les motifs complexes suggérés par l’air musical, de traiter le signal simple et dense que constitue telle ou telle surface colorée à l’égal d’un motif complexe en musique, pour le faire résonner comme on le fait dans un canon (je frime, je serais bien incapable de parler de musique en détail). Ainsi a-t-il pu penser résumer l’esprit de la fugue en un tableau simple, concis.


En cela, la source d’inspiration me semble tout aussi visuelle que sonore. Ceux qui ont déjà éprouvé du plaisir à contempler, au saut du lit, la petite image du soleil diffractée par les persiennes et se répercutant sur le mur, démultipliée, possèdent sans doute leur propre clé pour entrer dans cette partie de l’œuvre, que l’on peut apprécier sans être forcément féru de musique ou synesthète.










(A propos de synesthesies, on trouvera par ailleurs ici un article qui tente de faire le bilan de recherches diverses. Mais au fond la demarche de Klee semble assez eloignee de la synesthesie passive.)

Le Soleil trouve déjà le monde des couleurs


.

Par rapport aux textes cités dans le dernier billet, et en particulier à l’émerveillement du Moyen-âge face à la lumière divine qui « colore tout », le titre d’un des tableaux du jeune Paul Klee (1916) pourrait faire figure de commentaire surréaliste : « Le soleil qui trouve déjà le monde des couleurs, composition compliquée ».
.
.


Tableau dans lequel le soleil a perdu le statut de source lumineuse placée à l’infini qui, dans une oeuvre construite selon les lois de la perspective, définit strictement l’ensemble de l’éclairage. L’astre solaire se trouve ainsi relégué dans le coin supérieur gauche de la toile, réduit à une taille minuscule et pour ainsi dire rembarré par les autres surfaces colorées.





C’est du moins comme cela que je vois et comprends ce tableau, ne disposant pas d’autre commentaire que la longue phrase dont le peintre l’a accompagné. Un renversement dialectique tel que la modernité les a multipliés : libérée de sa tâche imitative, la peinture peut jouer avec une lumière autonome, une couleur qui n’a pas d’autre source qu’elle-même à l’intérieur du tableau (d’aspect franchement anarchique, à ce stade des recherches de Klee).
.

jeudi 17 juillet 2008

Quatre citations sur la couleur

.





Paul Klee a intitulé « Eros » le tableau ci-dessus : que pensait-il donc avoir mis de si charnel dans ces agréables dégradés de couleurs ?


Ce sont sans doute certains artistes germanophones des années 1910-30 qui ont eu l’influence la plus durable sur les théories modernes de la couleur. Des conceptions qu’il est bon de resituer sur l’arrière-plan du romantisme allemand – en particulier la quête, par Novalis, de l’essence du monde à travers l’union des sciences de la nature et de l’esthétique, dont on retrouve la trace dans les propos de fondateurs de l’abstraction :


Paul Klee : « La nature abonde en impression colorées. Les végétaux, les animaux, les minéraux, la composition que l’on nomme paysage : tout cela excite nos pensées et notre reconnaissance. Mais au-dessus de ces choses existe un phénomène pur de toute application, élaboration et altération, un phénomène auquel sa pureté chromatique vaut en ce sens l’épithète d’ « abstrait » : l’arc-en-ciel.

Il est significatif que ce cas unique d’une échelle naturelle de couleurs pures ne soit pas pleinement de ce monde et apparaisse au niveau de l’atmosphère. Appartenant au domaine intermédiaire entre la terre et l’univers, ce phénomène atteint un certain degré de perfection, mais non pas le degré ultime puisqu’il n’appartient qu’à moitié à l’ « au-delà ».

Mais notre pouvoir créateur, là aussi, est à même, par-delà l’imperfection du phénomène, d’obtenir au moins une synthèse de l’être. Il faut supposer que ce qui ne nous parvient que comme apparence fautive existe quelque part dans la plénitude de son être. Cet être, notre instinct d’artiste va nous aider à le concevoir clairement. »


Théorie de l’art moderne



Ici, la couleur renvoie immédiatement au surnaturel. Rappelons la relation étroite de Klee avec Kandinsky, dont la tentative pour identifier les couleurs à des essences est encore plus passionnée :


Wassily Kandinsky
: « De même qu’un tableau peint en jaune dégage toujours une chaleur spirituelle, ou qu’un tableau bleu semble trop froid (donc effet actif, car l’homme, élément de l’univers, a été créé pour le mouvement constant et peut être, éternel), un tableau vert n’a qu’un effet d’ennui (effet passif). La passivité est la propriété la plus caractéristique du vert absolu, cette propriété se « parfumant » cependant d’une sorte d’onction, de contentement de soi. C’est pourquoi, dans le domaine des couleurs, le vert correspond à ce qu’est, dans la société des hommes, la bourgeoisie : c’est un élément immobile, content de soi, limité dans toutes les directions. Ce vert est semblable à une grosse vache, pleine de santé, couchée, immobile, capable seulement de ruminer en considérant le monde de ses yeux bêtes et inexpressifs. Le vert est la couleur dominante de l’été, lorsque la nature a triomphé de la période Sturm und Drang de l’année, du printemps et de ses orages, et baigne dans un calme contentement de soi. »


Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, traité de deux cents pages qui nous apprend que Wassily n’aimait pas le vert.



Mais Paul Klee a également été brièvement collègue, au Bauhaus, de Itten, théoricien d’une valeur relative des couleurs :


Johannes Itten : « Parler de l’harmonie des couleurs, c’est porter un jugement sur l’action simultanée de deux ou de plusieurs couleurs. Les expériences et les essais d’accords subjectifs de couleurs montrent que des personnes différentes peuvent avoir des opinions différentes sur l’harmonie ou sur l’absence d’harmonie.

La plupart du temps, les profanes considèrent comme harmonieux des assemblages de couleurs qui ont un caractère analogue ou qui groupent diverses couleurs de la même valeur. Ce sont là des couleurs qui sont assemblées sans forts contrastes. D’une façon générale, les termes « harmonieux », « non-harmonieux », ne concernent que des sensations « agréables », « désagréables », ou « sympathiques », « antipathiques ». De tels jugements ne font qu’exprimer des opinions personnelles, sans grande valeur objective.

La notion d’harmonie des couleurs doit se libérer du conditionnement subjectif – goûts, impressions – et s’ériger en une loi objective.

Harmonie signifie équilibre, symétrie des forces. »


Art de la couleur.




De fait, l’identité matérialiste ou idéaliste des peintres du vingtième siècle s’est souvent manifestée par des prises de position sur l’usage de la couleur (comparer les couleurs mates et franches d’un tableau de Fernand Léger avec l’œuvre ci-dessus, par exemple).


D’où vient que la recherche d’harmonie colorée, dès qu’elle combine de façon subtile plusieurs types de contrastes, se trouve de façon récurrente associée au mystère et à la quête d’une vérité cachée, dans notre culture ?

Le phénomène n’est pas nouveau, la pensée antique ayant déjà élevé la lumière au rang de principe d’unité du monde sensible, qui attire l’esprit vers l’Idée première, origine de l’éclat du monde intelligible (Platon). Mais les médiévistes ont sans doute un complément indispensable à apporter à cette explication :


Plus déterminante encore que l’invention de la lumière divine, la volonté de célébrer la création chez les chrétiens du Moyen-Âge semble avoir joué un rôle décisif dans la valorisation d’une certaine forme de sensualité, en accord avec le dogme de l’incarnation. Comparons les citations précédentes avec ces propos d’un théologien du douzième siècle, qui adorait le vert :


Hugues de Saint-Victor
: « Qu’y a-t-il de plus beau que la lumière, qui tout en n’ayant en elle aucune couleur, colore cependant toute chose en l’éclairant ? Quoi de plus agréable à voir que le ciel lorsqu’il est serein, resplendissant comme un saphir et caressant le regard par la sensation vivifiante de sa clarté ? Le soleil rutile comme une boule d’or, la lune brille comme une pierre précieuse parmi les étoiles dont les unes émettent des rayons de feu, tandis que d’autres étincellent d’une lumière dorée, d’autres encore jettent des éclairs d’un éclat tantôt rosé, tantôt verdâtre, tantôt blanc.

Que dire de la beauté des gemmes, des perles, des pierres qui non seulement possèdent des vertus utiles, mais dont le seul aspect nous émerveille ? Voici la terre bariolée de fleurs : quel spectacle ravissant ! Quelle délectation pour la vue ! Quelle source d’émotions ! Nous regardons les roses flamboyantes, les lys candides, les violettes pourpres et nous admirons non seulement leur beauté mais aussi la merveilleuse origine de leur splendeur : comment la sagesse de Dieu réussit-elle à faire sortir tant de beauté colorée de la poussière de la terre ! Par-dessus tout, n’est-ce pas le vert qui ravit l’âme de ceux qui le contemplent, quand au nouveau printemps les germes produisent une nouvelle vie, et dressant les jeunes pousses vers le ciel, éclatent vers la lumière, comme s’ils étaient l’image de notre future résurrection ? »


Cité par Edgar de Bruyne dans Études d’esthétique médiévale, 1946.


Voilà. Rapprochement de citations très abrupt, et sans doute très simplificateur.
Mais les vitraux des cathédrales, et le foisonnement de couleurs qui, paraît-il, habillait leurs façades, sont peut-être les meilleurs témoins de cette réflexion médiévale sur la couleur qui doit avoir durablement marqué la peinture. L’appropriation de ce domaine de l’esthétique par la scénographie des lieux de culte fournit également une explication au mépris fréquent de la raison à l’égard du plaisir des couleurs, associé à la naïveté…
.
.


Vitrail du XIIIe - cathédrale de Chartres
.

mardi 24 juin 2008

La Secte des collectionneurs

.
Si l’on nous dit « secte », ce seront peut être les kitscheries du Mandarom ou de Raël qui nous reviendront d’abord à l’esprit : statue colossale de Gilbert Bourdin, ambassade des extra-terrestres, costumes de Zarathoustra astronautiques, etc. Si l’on ajoute « secte japonaise », on croira déjà sentir les vapeurs de gaz sarin. En regard de cette imagerie, la secte shinto Shinji Shumeikai, installée près de Kyoto, pourra nous sembler assez atypique.

Précisons le d’emblée : le phénomène sectaire est tellement banal dans cette région du monde qu’il ne provoque pas la même réaction épidermique qu’en Europe. L’émiettement des cultes a toujours été un état de fait au Japon ou en Corée (que l’on pourra comparer à la pluralité de nos ordres monastiques, qui dans la perspective laïque disparaît sous l’étiquette « Eglise »). L’originalité de Shinji Shumeikai viendrait plutôt de son universalisme esthétique qui rejoint parfois l’idéologie du Louvre (rapprochement pas tout à fait fortuit, puisque c’est à I M Pei, l’architecte de la pyramide de verre qui sert d’entrée au musée parisien, qu’a été confiée la réalisation d’une partie des locaux de la secte, les salles de son musée en particulier).

Bourrée de pognon, Shinji Shumeikai s’est offert un fond d’antiquités du monde entier : art égyptien, Iranien, Chinois... Collection où l'on trouve entre autres une statue du dieu Horus en argent massif, seul exemple de cette technique dans l’art égyptien, et un important bas-relief assyrien (source : Connaissance des Arts n°530, été 1996 – que l’on peut se procurer dans les bonnes poubelles de Vanves).





Mokichi Okada, le fondateur du groupe, explique cette pratique en ces termes : « A moins de rendre les autres heureux, vous ne pouvez jamais être heureux vous-mêmes. Il ne serait pas excessif d’appeler ce paradis terrestre, qui est notre idéal, le monde de l’art, car il s’agit du monde de la vérité, de la vertu et de la beauté, et c’est dans l’art que la beauté trouve son expression véritable. » (même source). Le sanctuaire n’est pas pour autant exempt de kitsch (une quête exclusive de la beauté saurait-elle l’être ?), mais on a au moins eu le bon goût de mettre une partie des fonds de la secte dans un rassemblement de valeurs sûres du marché de l’antiquité, exposables et revendables, au lieu d’investir dans l’au-delà extra-terrestre ou la course automobile.





.

samedi 7 juin 2008

PS

.

Toujours à propos du rêve, je voudrais juxtaposer une image de plus au texte de la dernière fois. Il s’agit de La Nuit, du peintre suisse Ferdinand Hodler (1853-1918), qui donne au sommeil un sens énigmatique et menaçant, s'inscrivant dans la lignée des allégories du cauchemar :





Dans un tableau, nous sommes entraînés à reconnaître, s’il y a lieu, une allégorie à partir d’un certain rapport entre la peinture et le titre. De tels procédés rhétoriques, nous le retrouvons dans de nombreux discours didactiques, quand ils optent pour le style « imagé ». Par ailleurs, des déplacements de ce genre peuvent se trouver à la base d’intuitions fécondes (représenter le temps dans l’espace, par exemple) : ce n’est jamais qu’une duplication de la question sémiotique – quelque chose réfère à autre chose. Par contre, on a vite fait d’accepter comme naturelles toutes les connotations associées à l’image choisie et d’autre part, quand une notion clé d’un discours est précisément le résultat d’un glissement de ce type, elle peut entrer dans des affirmations à la fois gratuites et incontestables à l’intérieur du système ainsi établi. En tout cas, ce n’est pas anodin de donner consistance à ce qui n’en a pas, c’est un cas bien particulier d’analogie, à repérer. Illustration de propos abstraits, ou rêve éveillé ?


PPS :

À propos du choix d’une peinture aborigène (cinq rêves), comme point de comparaison : de telles oeuvres se veulent la perpétuation d’une tradition artistique en partie rupestre, très ancienne et conservatrice, tournée vers un « temps du rêve », qui se confond avec les mythes des origines. Enfin, ce que j’en sais, c’est à partir d’une expo vue autrefois dans l’ex-musée de la Porte dorée (le musée colonial d’avant les délires chiraco-nouvelliens du quai Branly) et de bouquins : Religions Australiennes de Mircea Eliade ou L’Art des Aborigènes d’Australie de Wally Caruana (Ed Thames & Hudson).

J’ai trouvé aussi une page perso sur le sujet.


Clifford Possum Tjapaltjarri,
Lurrulurru Dreaming, 1989

.

vendredi 30 mai 2008

Quelques citations de Freud sur le rêve, la fonction, et le plaisir.

.

.
En recherchant par où la démarche fonctionnaliste s’est introduite dans les réflexions sur l’imaginaire, le premier exemple qui m’est venu à l’esprit est celui de Freud lorsqu’il pose la « fonction du rêve », attirant l’attention de la recherche sur l’onirisme.


Pour obtenir une reconnaissance scientifique, Freud a été tenu de se plier aux impératifs de présentation des sciences de la vie, pour lesquelles la définition fonctionnelle repose sur le fait que tout ce qui occupe une place dans l’organisme peut être l’objet d’une expérience mettant en évidence son implication dans des processus physiologiques. Ainsi, l’ouverture de l’Introduction à la psychanalyse tient du passage en force :



« On vous a habitués à assigner aux fonctions de 1'organisme et à leurs troubles des causes anatomiques, à les expliquer en vous plaçant du point de vue de la chimie et de la physique, à les concevoir du point de vue biologique, mais jamais votre intérêt n'a été orienté vers la vie psychique dans laquelle culmine cependant le fonctionnement de notre organisme si admirablement compliqué. C'est pourquoi vous êtes restés étrangers à la manière de penser psychologique et c'est pourquoi aussi vous avez pris l'habitude de considérer celle-ci avec méfiance, de lui refuser tout caractère scientifique et de l'abandonner aux profanes, poètes, philosophes de la nature et mystiques. »



Pour s’exprimer selon les critères de la biologie, Freud est ensuite conduit à élaborer des fonctions utopiques, à définir le rôle de quelque chose qui n’a de place nulle part. Sa première préoccupation est d’attribuer au rêve un métier décent :


« nous aboutirons, par le chemin le plus court, à des conclusions sur la fonction du rêve. En tant que réaction à l'excitation psychique, le rêve doit avoir pour fonction d'écarter cette excitation, afin que le sommeil puisse se poursuivre. Par quel moyen dynamique le rêve s'acquitte-t-il de cette fonction? C'est ce que nous ignorons encore ; mais nous pouvons dire d'ores et déjà que, loin d'être, ainsi qu'on le lui reproche, un trouble-sommeil, le rêve est un gardien du sommeil qu'il défend contre ce qui est susceptible de le troubler. Lorsque nous croyons que sans le rêve nous aurions mieux dormi, nous sommes dans l'erreur ; en réalité, sans l'aide du rêve, nous n'aurions pas dormi du tout. C'est à lui que nous devons le peu de sommeil dont nous avons joui. Il n'a pas pu éviter de nous occasionner certains troubles, de même que le gardien de nuit est obligé de faire lui-même un certain bruit, lorsqu'il poursuit ceux qui par leur tapage nocturne nous auraient troublés dans une mesure infiniment plus grande. »

Même ouvrage, chapitre 8 : « rêves enfantins »




(Le Rêve - Picasso)

.
Partant de là, Freud attribue au rêve une autre « fonction », la réalisation des désirs, afin que ceux-ci n’accélèrent pas le réveil :


« Tout le monde connaît le proverbe : « Le porc rêve de glands, l'oie rêve de maïs »; ou la question : « De quoi rêve la poule? » et la réponse : « De grains de millet. » C'est ainsi que descendant encore plus bas que nous ne l'avons fait, c'est-à-dire de l'enfant à l'animal, le proverbe voit lui aussi dans le contenu du rêve la satisfaction d'un besoin. »


De cette façon, la fonction du rêve est établie. Fait amusant, toute critique de la psychanalyse par le patient est par ailleurs jugée non fonctionnelle, au chapitre 19, « Résistance et refoulement » :


« le même malade abandonne et reprend son attitude critique un nombre incalculable de fois au cours de l'analyse. Lorsque nous sommes sur le point d'amener à sa conscience une fraction nouvelle et particulièrement pénible des matériaux inconscients, il devient critique au plus haut degré; s'il a réussi précédemment à comprendre et à accepter beaucoup de choses, toutes ses acquisitions se trouvent du coup perdues ; dans son attitude d'opposition à tout prix, il peut présenter le tableau complet de l'imbécillité affective. Mais si l'on a pu l'aider à vaincre cette résistance, il retrouve ses idées et recouvre sa faculté de comprendre. Sa critique n'est donc pas une fonction indépendante et, comme telle, digne de respect : elle est un expédient au service de ses attitudes affectives, un expédient guidé et dirigé par sa résistance. »



Mais à d’autres endroits, Freud semble percevoir beaucoup mieux le piège du fonctionnalisme. Lorsque, par exemple, il établit une distinction entre sexualité et reproduction. Ce qui n’écarte pas certaines difficultés lorsqu’il est question, par exemple, de définir les perversions (tout en condamnant le mépris de la société de son époque à leur égard) :

« Mais ensuite vient toute une série d'anormaux dont l'activité sexuelle s'écarte de plus en plus de ce qu'un homme raisonnable estime désirable. Par leur variété et leur singularité, on ne pourrait les comparer qu'aux monstres difformes et grotesques qui, dans le tableau de P. Breughel, viennent tenter saint Antoine, ou aux dieux et aux croyants depuis longtemps oubliés que G. Flaubert fait défiler dans une longue procession sous les yeux de son pieux pénitent. Leur foule bigarrée appelle une classification, sans laquelle on serait dans l'impossibilité de s'orienter. Nous les divisons en deux groupes : ceux qui, comme les homosexuels, se distinguent des normaux par leur objet sexuel, et ceux qui, avant tout, poursuivent un autre but sexuel que les normaux. Font partie du premier groupe ceux qui ont renoncé à l'accouplement des organes génitaux opposés et qui, dans leur acte sexuel, remplacent chez leur partenaire l'organe sexuel par une autre partie ou région du corps. Peu importe que cette partie ou région se prête mal, par sa structure, à l'acte en question : les individus de ce groupe font abstraction de cette considération, ainsi que de l'obstacle que peut opposer la sensation de dégoût (ils remplacent le vagin par la bouche, par l'anus). Font encore partie du même groupe ceux qui demandent leur satisfaction aux organes génitaux, non à cause de leurs fonctions sexuelles, mais à cause d'autres fonctions auxquelles ces organes prennent part pour des raisons anatomiques ou de voisinage. Chez ces individus les fonctions d'excrétion que l'éducation s'applique à faire considérer comme indécentes monopolisent à leur profit tout l'intérêt sexuel. Viennent ensuite d'autres individus qui ont totalement renoncé aux organes génitaux comme objets de satisfaction sexuelle et ont élevé à cette dignité des parties du corps tout à fait différentes : le sein ou le pied de la femme, sa natte. D'autres individus encore ne cherchent même pas à satisfaire leur désir sexuel à l'aide d'une partie quelconque du corps ; un objet de toilette leur suffit : un soulier, un linge blanc. Ce sont les fétichistes. Citons enfin la catégorie de ceux qui désirent bien l'objet sexuel complet et normal, mais lui demandent des choses déterminées, singulières ou horribles, jusqu'à vouloir transformer le porteur de l'objet sexuel désiré en un cadavre inanimé, et ne sont pas capables d'en jouir tant qu'ils n'ont pas obéi à leur criminelle impulsion. Mais assez de ces horreurs! »
.
.


(Pieter Brueghel, mais ce n'est pas la Tentation...,
c'est La Chute des anges déchus)
.
.
« L'autre grand groupe de pervers se compose d'individus qui assignent pour but à leurs désirs sexuels ce qui, chez les normaux, ne constitue qu'un acte de préparation ou d'introduction. Ils inspectent, palpent et tâtent la personne du sexe opposé, cherchent à entrevoir les parties cachées et intimes de son corps, ou découvrent leurs propres parties cachées, dans l'espoir secret d'être récompensés par la réciprocité. Viennent ensuite les énigmatiques sadiques qui ne connaissent d'autre plaisir que celui d'infliger à leur objet des douleurs et des souffrances, depuis la simple humiliation jusqu'à de graves lésions corporelles ; et ils ont leur pendant dans les masochistes dont l'unique plaisir consiste à recevoir de l'objet aimé toutes les humiliations et toutes les souffrances, sous une forme
symbolique ou réelle.[etc., etc.] »

Chp 20 : La vie sexuelle de l’homme.


Malgré toutes les précautions prises, c’est bien par rapport à la fonction organique que sont définies toutes les perversions. L’hypothèse de recherche devient préjugé, et le jugement de valeur n'est jamais loin. Bien sûr, on enfonce les portes ouvertes en soulignant la pruderie de Freud, mais il y a un autre grain de sable, dans une méthode qui a été beaucoup imitée.


Plus loin, pour rendre compte de la tendance hédoniste, la notion de fonction intervient de nouveau à un autre degré :


« En ce qui concerne les tendances sexuelles, il est évident que du commencement à la fin de leur développement elles sont un moyen d'acquisition de plaisir, et elles remplissent cette fonction sans faiblir. Tel est également, au début, l'objectif des tendances du moi. Mais sous la pression de la grande éducatrice qu'est la nécessité, les tendances du moi ne tardent pas à remplacer le principe de plaisir par une modification. La tâche d'écarter la peine s'impose à elles avec la même urgence que celle d'acquérir du plaisir ; le moi apprend qu'il est indispensable de renoncer à la satisfaction immédiate, de différer l'acquisition de plaisir, de supporter certaines peines et de renoncer en général à certaines sources de plaisir. »

Chap 22

À travers la formule « moyen d’acquisition de plaisir », Freud annonce la découverte système de récompense hormonal que les neurologues mettront plus tard en évidence dans le cerveau. Par contre, cette dissection du principe de plaisir rend indifférent que l’acte ait lieu ou non, par rapport à son effet. On pourrait facilement en venir à ce type d’assertion : « tout ce qui intéresse les gens dans la vie, c’est la dopamine (même pas le cul) ». Un peu comme si un pilote d’avion vous disait : « si vous allez de Paris à Séoul, c’est parce que votre avion a des ailes ». En y réfléchissant bien, tant que l’on ne sort pas de la perspective fonctionnaliste, ce n’est pas si dépourvu de sens que ça, mais ce type de phrase est caractéristique de l’enfermement d’une discipline dans son ghetto.


(Cinq rêves - peinture aborigène
de Michael Nelson Tjakamarra - 1984)


À l’autre extrémité, il y a la question des limites de la vie, dont, pris dans son ensemble, le vivant paraît seulement pouvoir profiter et non tirer un profit à moins d’emporter quelque chose dans l’au-delà :

« La sexualité est en effet la seule fonction de l'organisme vivant qui dépasse l'individu et assure son rattachement à l'espèce. Il est facile de se rendre compte que l'exercice de cette fonction, loin d'être toujours aussi utile à l'individu que l'exercice de ses autres fonctions, lui crée, au prix d'un plaisir excessivement intense, des dangers qui menacent sa vie et la suppriment même assez souvent. Il est en outre probable que c'est à la faveur de processus métaboliques particuliers, distincts de tous les autres, qu'une partie de la vie individuelle peut être transmise à la postérité à titre de disposition. Enfin, l'être individuel, qui se considère lui-même comme l'essentiel et ne voit dans sa sexualité qu'un moyen de satisfaction parmi tant d'autres, ne forme, au point de vue biologique, qu'un épisode dans une série de générations, qu'une excroissance caduque d'un protoplasme virtuellement immortel, qu'une sorte de possesseur temporaire d'un fidéicommis destiné à lui survivre. »

Chp 26 sur le narcissisme :


Mais, c’est là une particularité de notre conscience historique, on ne voit plus trop ce que l’humanité va gagner au terme de cette course de relais. D’autre part on perçoit dans les procédés qui mettent au jour le fonctionnement du vivant un automatisme, un vice de forme qui entraîne la fuite en avant la plus irraisonnée : la fonction de la recherche est de mettre en évidence des fonctions, la fonction de la technique est de produire des outils, la fonction du technicien est d’utiliser des outils, tout le reste est poésie, mysticisme et rêveries, oui mais le rêve a une fonction, qu’on ne peut connaître s’il reste un rêve, il doit par conséquent être l’objet d’une recherche, etc.,etc. – quant à la critique, il n’y en a pas. C’est un cercle, et qui ne semble pas tout à fait vertueux. Si la perversion est le fait de se détourner de la fonction, alors il doit s’en être glissé une quelque part, parce que tout semble construit uniquement pour servir d’ostensoir à l’outil. Aujourd’hui encore, beaucoup d’analyses fonctionnelles de l’imaginaire, du rêve, de l’art, etc. tombent dans ce travers qui consiste à poser l’objet d’étude en introduction et à le ressortir comme une brillante découverte en conclusion – ce qui n’exclut pas que des intuitions fertiles se glissent entre les deux bouts.
(Bon, à ce propos, il va falloir que je mette un terme à cette série de billets qui a débuté à propos de l'art pariétal, et que je prenne le temps de me relire.)




.

mercredi 21 mai 2008

La Patate ou la rose!

.




Quand les volutes de l’art nouveau sont devenues trop envahissantes, un besoin forcené d’angles droits est apparu, chez un public lassé… Une manière peut-être un peu simpliste de présenter les choses, mais on ne peut nier que la condamnation fonctionnaliste de la décoration dans les arts appliqués soit née d’un contexte historique bien précis.


« De la fonction naît la forme ». C’est par cette formule que la modernité a clôturé un vieux débat sur l’utile et l’agréable qui avait atteint au dix-neuvième siècle son paroxysme, dans la confrontation du plaisir aristocratique des beaux-arts, ainsi que de son prolongement dans les chefs d’œuvre de l’artisanat, avec le travail utilitaire des salariés de l’industrie.


Pris entre deux feux, la morale d’entrepreneurs d’un côté et les prémisses du socialisme de l’autre, les esthètes tombaient fréquemment dans la fâcheuse posture du défenseur de la rose contre la pomme de terre – image choisie par Gautier pour illustrer un pamphlet contre l’utilitarisme :


« Y a-t-il quelque chose d'absolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous sommes ? D'abord, il est très peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. […].

Ensuite, l'utilité de notre existence admise a priori, quelles sont les choses réellement utiles pour la soutenir ? De la soupe et un morceau de viande deux fois par jour, c'est tout ce qu'il faut pour se remplir le ventre, dans la stricte acception du mot. L'homme, à qui un cercueil de deux pieds de large sur six de long suffit et au-delà après sa mort, n'a pas besoin dans sa vie de beaucoup plus de place. Un cube creux de sept à huit pieds dans tous les sens, avec un trou pour respirer, une seule alvéole de la ruche, il n'en faut pas plus pour le loger et empêcher qu'il ne lui pleuve sur le dos. Une couverture, roulée convenablement autour du corps, le défendra aussi bien et mieux contre le froid que le frac de Staub le plus élégant et le mieux coupé.
Avec cela, il pourra subsister à la lettre. On dit bien qu'on peut vivre avec 25 sous par jour ; mais s'empêcher de mourir, ce n'est pas vivre ; et je ne vois pas en quoi une ville organisée utilitairement serait plus agréable à habiter que le Père-la-Chaise.

Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu'aux roses.

A quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu'une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes.

Tout ce qui est utile est laid, car c'est l'expression de quelque besoin, et ceux de l'homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. - L'endroit le plus utile d'une maison, ce sont les latrines. Moi, n'en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, - et j'aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu'ils me rendent. Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout, et celui de mes talents que j'estime le plus est de ne pas deviner les logogriphes et les charades. »

Théophile Gautier - Préface de Mademoiselle de Maupin (1835)

Une tentative d’unification de l’utile et du beau devait conduire à une réélaboration du sens de l’adjectif « fonctionnel », apparu d’abord pour qualifier les éléments relatifs aux fonctions organiques (alors que le terme beaucoup plus ancien de fonction est, à l’origine, relatif au rôle des individus dans la société). C’est en référence à ces fonctions vitales que le mot s’est finalement appliqué à ce « dont la forme convient parfaitement à la destination. ». Placer, dans le domaine esthétique également, la fonction avant la forme, offrait la perspective de dépasser une polémique stérile.


La forme ainsi redéfinie, un texte philosophique fondateur, en particulier, voyait sa signification transformée : le passage à propos des « trois lits » dans la République de Platon.




Cet exemple illustre la théorie platonicienne de la participation des objets à l’intelligible. Les trois lits dont il est question sont l’objet donné, la Forme unique qui le détermine, et la pâle copie qui le dégrade (la peinture).


Subordonner la Forme intelligible à la fonction, c’est perpétuer la tradition grecque tout en inversant une partie de ses valeurs : au lieu d’esclaves assurant les besoins d’hommes libres afin que ces derniers s’adonnent à la contemplation intellectuelle de la beauté, ce seront des techniciens qui produiront la beauté en suivant tout simplement la pente de leurs nécessités vitales. La beauté comme milieu ambiant du travail et du progrès : une utopie présente dans l’idéologie de nombreuses avant-gardes des années 1910-20 (futurisme, esprit nouveau…).


Mais tandis que l’utilitarisme, se donnant pour esprit pratique, pouvait se prévaloir d’un ancrage solide dans le réel, le fonctionnalisme semble devoir compenser son gain de créativité par une certaine confusion entre le concret et l’abstrait, le froid pragmatisme et une bizarre extase. On ne saura plus vraiment si le point de départ de la démarche est « l’essentiel est que cet objet fonctionne » ou bien « quelle est l’essence fonctionnelle de cet objet ? ». Dans le second cas, le lien de l’objet à la Fonction définit un nouvel idéalisme qui peut facilement être mis en difficulté.


En effet, si l’on reconsidère à présent les mots de Gautier en dehors de leur caractère réactionnaire et provocateur qui conduit à un résumé hardi des besoins de l’homme à leur inévitable côté scatologique, on y décèlera une critique de la notion d’utilité qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à celle de fonction :
1- la somme des fonctions vitales est la vie qui n’a aucune fonction apparente susceptible d’être l’objet d’un consensus.
2- toute fonction peut toujours être considérée comme superflue par rapport à une fonction plus vitale. La pensée en terme de fonctions conduit de fil en aiguille à la définition d’un minimum vital, à un minimalisme dogmatique. (Chose frappante, la phrase « s'empêcher de mourir, ce n'est pas vivre » préfigure malgré des intentions très éloignées les termes par lesquels Marx et Engels décriront la situation pécuniaire de l’ouvrier du dix-neuvième, à qui l’on accorde seulement de quoi reproduire sa vie ramenée à sa plus simple expression.)
3- l’amour ne fait pas vraiment envie quand on l’envisage sous l’angle purement fonctionnel de la procréation. Il y a un côté frigide dans tout le fonctionnalisme.


Trois contre-arguments qui peuvent être rapportés à ceci : la fonction est affaire de définition ; or une définition n’est jamais complète et on peut par ailleurs la trafiquer pour qu’elle accueille ce que l’on veut. Ce jeu d’inclusion et d’exclusion permet tour à tour de justifier ou de mettre en cause l’aspect fonctionnel de n’importe quoi. Par ailleurs, l’activité productive de l’imagination se voit cantonnée dans les strictes limites que lui impose la définition, formulation linguistique du concept qu’elle ne peut plus dépasser. À moins qu’on libère la faculté imaginative en douce, sans le dire, quitte à renouer avec les idéaux classiques, l’esthétique du sublime ou les nombres magiques


En tout cas, certains théoriciens des arts, lettres et sciences humaines se sont bien défendus contre tous les soupçons de superfluité dont ils auraient pu être objets, en plaçant le mot « fonction » devant tout ce qui bouge. On aura ainsi pu parler de fonction poétique (Jakobson), de fonction religieuse, de fonction ornementale, érotique, ludique etc.


Et puis, au milieu de tout cela, il y a un problème épineux, toujours très débattu : la fonction du rêve.





.