lundi 31 mars 2008

Fossile de voix

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Peut-être en avez-vous déjà entendu parler, on peut télécharger ici le plus ancien enregistrement du monde, la capture d'une voix de 1860 chantant "Au clair de la lune" réalisée par Edouard-Léon Scott de Martinville, et rendue audible par des chercheurs en accoustique californiens.


Ce qui confère à la chose un caractère encore plus étonnant, c'est que le procédé utilisé, le phonautogramme, était seulement censé rendre visible l'onde sonore en la transcrivant sur une feuille de papier noircie à la fumée: l'inventeur ne pouvait donc pas imaginer que la postérité pourrait un jour écouter cet enregistrement.

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vendredi 21 mars 2008

Rapprochements fortuits? - (à propos d'un film de Kurosawa)

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Si vous tombez par hasard ici, lisez d'abord ça.

En dehors de ses célèbres histoires de samouraïs, le réalisateur Kurosawa Akira a tourné à intervalles réguliers une série de films noirs où il a représenté le Japon contemporain avec le même souci du détail. Outre leur grande qualité formelle, ces films constituent donc d’excellents témoignages sur l’évolution du pays, depuis la reconstruction des années 40 et le gouvernement de MacArthur - avec L’Ange ivre ou Chien enragé - jusqu’à l’essor industriel des années 60 - avec le très dostoïevskien Entre le ciel et l’enfer. Un cinéma qui fait tellement figure de document que l’on oublie parfois la mise en scène qui se trouve derrière. L’analyse d’une scène de bar dans Entre le ciel et l’enfer (High and low en anglais, titre paraît-il plus proche de l’original), m’a ainsi révélé des agencements qui ne m’avaient pas frappé au premier visionnage.


(NB: ce qui suit massacre un peu le travail du cinéaste. La scène ne comprend pratiquement que des plans d'ensemble, et l'on a parfois recadré certains détails. Pour avoir une idée de ce que ça donne réellement, on peut en visionner un bout ici. Et là, on trouvera la fiche détaillée du film.)


Le passage se situe dans la dernière partie de ce très long métrage (deux heures et demie). Le personnage principal (l'homme aux lunettes noires) est recherché par la police pour kidnapping et meurtre. Pris en filature à son insu, il se rend dans une boîte de jazz peuplée de prostituées, occasion pour le cinéaste de décrire un milieu interlope, fait d'immigrés, de marins et de militaires américains, et d'occidentaux plus aisés qui viennent s'encrapuler. La composition de la scène contient un certain nombre de parti-pris parfois ambigus, qui sont aujourd'hui livrés à la libre interprétation du spectateur.





L'homme pénètre dans le bar. À gauche au premier plan, un noir. À droite à l'arrière-plan, un blanc.




Immédiatement après apparaissent dans le menu sur la vitre des caractères bien reconnaissables: damned! Mais c'est un restaurant coréen! On entrevoit aussi des caractères latins.
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Rapprochement artistique du visage du méchant et de caractères coréens.




De nouveau un noir, en compagnie d'une dame qui semble asiatique.
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Le criminel s'installe au comptoir, derrière apparaissent des textes en anglais.



Les flics japonais font leur entrée en bousculant un noir sans s'excuser.





Le méchant attend au bar. Il est encadré d'un noir et d'un blanc.



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Une fille le rejoint, l'air louche.




Ce n’est pas la beauté japonaise type, elle pourrait plutôt venir du sud de l'Asie. À sa droite, des caractères latins.



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Ils se dirigent vers la piste de danse. En passant, la fille bouscule un noir qui s'intéresse à elle.
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L'homme éconduit passe devant un groupe d'occidentaux qui font presque figure de touristes.



Et il se reporte sur le bar où il commande un énooooorme truc!



Au cours de la scène de danse, on aperçoit des noirs très select, mais aussi celui, plus bouffonant, qui a été repoussé par la fille.

Enfin, la fille conduit le criminel à travers un couloir caché, et l'on comprend que la boîte est en fait le paravent d'un repère de toxicomanes:




Qui donne lieu à une scène de bas-fonds comme le réalisateur les apprécie.




Le gars repère une fille en manque. Son but est de tester sur elle une héroïne sur-dosée destinée à éliminer un complice encombrant, par overdose.





Image bien crue de la fille morte, la seringue à la main, quelques décennies avant Pulp fiction. Le type est une véritable ordure !


Voilà. Je me demande ce que Kurosawa a bien pu vouloir nous dire avec cette scène. C'est un modéré, adepte du réalisme social. On sent par ailleurs que la modernité le séduit et qu'il filme avec un certain bonheur ce Japon cosmopolite (les traces du métissage qui commence à cette époque sont visibles dans la population japonaise aujourd'hui).
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Cependant, le jeu sur les typographies, juste avant la scène la plus violente du film, est assez troublant. Bien sûr, la délinquance au sein de la minorité nippo-coréenne est une réalité, mais bon, le restaurant coréen qui couvre un bordel et un repaire de drogués, c'est aussi un choix. Quant aux noirs que l'on bouscule sans s'excuser, on est tenté d'y voir une marque de fierté nationale au moment de l'indépendance retrouvée du pays, au plan politique: on vaut mieux que ça, quand même! En ce qui concerne les riches occidentaux à l'air de touristes un peu ahuris, leur présence semble entretenir la criminalité sous-jacente. Encadré par ces figures, le personnage principal, type du réprouvé opposé dans le reste du film à un riche industriel, type de l'élu, apparaît comme un enfant de la guerre et de la défaite. N'y aurait-il pas là des traces d'une idéologie japonaise moins avouable, à savoir "le mal vient d'ailleurs".
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Mais je vais peut-être déjà un peu trop loin, en disant que Kurosawa a voulu dire ceci ou cela. En voulant tout simplement saisir l'air du temps, il en amplifie également les stéréotypes. Avec un demi-siècle de décalage, les préjugés deviennent beaucoup plus saillants: on ne peut pas attribuer à un homme l'esprit d'une époque.
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dimanche 16 mars 2008

Nombre d'or et phénomènes de foire

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« Le nombre d’or : réaction du cerveau à des sculptures classiques ou de la renaissance. »


Tel était, en gros (« The Golden Beauty: Brain Response to Classical and Renaissance Sculptures »), le titre d’un compte rendu d’expériences publié par des chercheurs en neurosciences des universités de Parme et de Rome (Cinzia Di Dio, Emiliano Macaluso, Giacomo Rizzolatti). Article commenté dans le n°25 du magazine Cerveau et psycho : « Le nombre d’or au cœur du cerveau ? ».


L’étude suggère que l’être humain serait intrinsèquement sensible aux proportions de l’art classique. Et comme d’habitude, là où une passerelle est jetée entre les sciences de la vie et l’esthétique, le nombre d’or refait surface. Je me suis dit : intéressant, en tant que littéraire j’ai tendance à surévaluer les explications linguistiques et culturelles, c’est donc toujours instructif de découvrir un autre aspect des choses.


Sauf que


Je ne peux évidemment rien contester des conclusions de l’observation, n’étant pas très calé dans ce domaine, mais quelques détails simples dans le protocole expérimental m’ont un peu troublé. Déjà, à propos des cobayes : quinze volontaires « droitiers et en bonne santé », des étudiants « sans expérience de la théorie artistique ».


Des observateurs naïfs, des bons sauvages étrangers à l’art classique, à Rome et à Parme ? Je suis surpris. Et même un peu sceptique.


Ensuite, ces sujets ont été mis face à différents stimuli visuels, correspondant ou non aux proportions classiques. Voici un échantillon de ces images. La figure du milieu est l’original, celles de gauche et de droite ont été modifiées pour ne plus correspondre au canon (agrandissez l’image en cliquant dessus) :





Et alors là… Bon, je ne sais pas si toutes les images utilisées étaient du même style, mais en tout cas, ce qu’on voit ici ne nous rassure pas sur le sérieux de l’expérience. Parce qu’utiliser des images d’œuvres classiques déformées avec Photoshop pour représenter des archétypes non-classiques, cela paraît un peu tautologique. En plus, l’exemple donné est une photo de sculpture grecque déhanchée, avec un raccourci sur une jambe. Si on étire, compresse ou copie-colle n’importe comment des parties de cette image, rien ne va plus évidemment : les hanches ne sont plus l’une en face de l’autre, la cage thoracique est déséquilibrée, les épaules sont décentrées par rapport au bassin, l’équilibre fout le camp. Ou bien ce sont les jambes qui n’ont plus la même longueur, le même rapport fémur/tibia…


Avec de telles images, on vérifie seulement que le regard (occidental) est sensible à la symétrie et à l’équilibre de la forme humaine mais on ne peut pas affirmer que des proportions savantes ont été prises en compte dans le jugement.


Ou alors je n’ai pas compris toute l’expérience. Que des chercheurs aussi pointilleux sur les mesures laissent passer quelque chose d’aussi énorme, ça me semble tout simplement incroyable.


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dimanche 9 mars 2008

Tour Eiffel et Fuji-yama: même combat!

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Selon la légende, les estampes Ukiyo-e qui ont été à l’origine de l’engouement pour les « japonaiseries » en France dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, et ont durablement marqué les peintres impressionnistes et post-impressionnistes, seraient parvenues en Europe pour la première fois en servant de papier d’emballage à des marchandises.


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Vérification faite, la "légende" provient de l'histoire de l'art de Gombrich, chapitre 25 - sur le XIXe siècle.

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Toujours est-il qu’elles sont rapidement devenues objets de collection très prisés. Parmi ces images, les fameuses Trente-six vues du mont Fuji de Hokusai Katsushika :





Jeu de cache-cache avec un motif paysager récurrent, qui a connu des prolongements considérables dans la modernité naissante. Les montagnes Sainte-Victoire de Cézanne, par exemple, doivent sûrement quelque chose à la fréquentation de ces estampes. Joies d’Internet, on pourra aussi comparer l’intégralité des vues du Fuji-yama avec un des démarquages européens les plus nets de cette œuvre, les Trente six vues de la Tour Eiffel d’Henri Rivière, graveur français qui s’est vraiment voulu l’élève d’Hokusai :





Une substitution d’autant plus aisée que la forme de la Tour en construction et celle du volcan se répondent. Désormais, les deux donneront lieu à une multitude de symboles et de logos qui, parfois, seraient quasi-interchangeables:















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Fait digne d’intérêt, c’est au « paysage urbain » naissant que va se communiquer la logique des trente-six vues du mont Fuji. Difficile d’énumérer les tentatives inspirées de ce projet original. À mon avis, les vues de la Tour Eiffel peintes par Robert Delaunay (image 1, et 2) doivent autant au japonais qu'à Monet et ses cathédrales. Dans la littérature aussi, cette influence semble jouer, quand, par exemple, Proust organise la perception d’un village autour d’un repère identitaire, son clocher : « C’était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les occupations, à tous les points de vue de la ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration. » (Du côté de chez Swann).


Encore aujourd’hui, quand on entend parler de repère symbolique dans un paysage urbain, on peut donc se demander si ce n’est pas la rencontre de l’exposition universelle de 1889 et des trente-six vues du Fuji-yama qui continue à nous inspirer…





- Ici, la Tour « Phare » prévue pour le quartier de la défense*.


(* Et , en lice pour le même concours, un projet alternatif HQE qui tue la mort, injustement écarté par un jury timoré et réactionnaire – enfin, c’est pour rire…)

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lundi 3 mars 2008

Le Ballon

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Ou Coin de parc avec un enfant jouant au ballon (1899)



Derrière l’apparente banalité de son sujet, cette toile de Félix Vallotton constitue un sacré défi pour l’interprétation. Si l’on replace l’œuvre dans son contexte, on évoquera la place que tiennent les figures maternelles et la sérénité de la famille bourgeoise chez les peintres Nabis (Vallotton, Édouard Vuillard, Maurice Denis…), et, plus largement, on rappellera que cette époque a développé un regard assez utopique sur l’enfance, réinterprétée a posteriori comme le moment de la vie lumineux entre tous, chargé d’énigme (c’est particulièrement frappant chez certains poètes, de Rimbaud à St John Perse). La ligne de partage très nette entre les graviers où joue le garçon et la pelouse où se trouvent les femmes accentue la séparation du monde adulte et de l’univers enfantin, et l’éloignement considérable des grandes personnes pourrait également figurer l’éternité dont l’enfant pourra encore profiter avant l’âge d’homme.



En ce qui concerne ma première impression personnelle, je pense qu’elle s’est trouvée quelque peu éloignée de ce qu’avait calculé le peintre ( ?) et a été probablement dictée par la masse confuse des buissons dans le quart supérieur droit du tableau, avec son trou d’ombre où se perd l’allée éclairée. J’ai perçu cette scène comme mystérieuse, voire un peu inquiétante – impression renforcée par l’éloignement des deux femmes et la disparition possible de l’enfant à leur regard (je pense que la scène du ballon dans M le maudit de Fritz Lang* est venue parasiter le tableau).



Le public moderne est peut-être plus porté que celui de l’époque à chercher une menace cachée dans cette masse de verdure. D’autres personnes m’ont confirmé cette impression d’étrangeté qui vient sans doute aussi du point de vue : nous avons la sensation de surplomber d’assez haut la scène principale, sans qu’aucun élément au premier plan ne nous renseigne sur le pourquoi de ce point de vue surélevé. L’observateur n’a donc pas vraiment la sensation d’être incarné dans le parc.



Sereine pour les uns, avec un soupçon de nostalgie pour d’autres, cette œuvre pourra donc aussi être vue comme inquiétante par certains, au point d’appeler une explication psychanalytique. On aurait fait le tour de toutes les réactions si d’autres encore – et parmi les autorités sur la question – ne voyaient dans cette toile une tonalité humoristique. En effet, d’après l’un de ses titres, le sujet central du tableau ne serait ni l’enfant ni la balle rouge vers laquelle il court, mais un ballon délaissé, dans l’ombre à gauche. Par jeu, le peintre aurait choisi l’objet le moins visible du tableau comme sujet déclaré.



Pourquoi tant d’explications différentes ? C’est peut-être au fond le mutisme de cette toile qui donne libre cours à toutes les projections : aucun visage n’y est lisible, soit que le personnage soit trop éloigné, soit qu’il nous tourne le dos. Quant à l’espace, il est au fond assez ambigu : d’une part, on ne voit pas très bien où exactement la végétation représentée prend racine, et d’autre part la ligne très stylisée qui sépare le gravier de la pelouse rend la séparation entre les deux assez artificielle. Par ailleurs, sans les deux personnages à l’arrière plan, bizarrement éclairés par un rond de lumière (presque un coup de projecteur), la profondeur serait considérablement diminuée. Si le sujet est anodin, le traitement de l’espace, lui, est troublant.
Et vous, quelle a été votre première impression?


*L’extrait sur Youtube est accompagné d’une musique qui n’a rien à voir.


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