mercredi 23 avril 2008

Une et trois

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« Ceci n’est pas la tour Eiffel »

Ce que je voulais juste rappeler à travers le procédé un peu tordu consistant à ressusciter Gustave Eiffel, est en fait familier à tous ceux qui travaillent à la conception des outils et de l’environnement humain. Qu’une chose soit conçue signifie que sa représentation est donnée avant sa réalité, comme condition. Dans une telle perspective de projet, le problème peut bien sûr se poser de la justesse du plan, de son adéquation aux matériaux, de la complaisance d’une vue d’artiste, etc. Mais la question de la trahison universelle des images ou des mots est ici absurde : ils opèrent, ils remplissent leur rôle et la réussite du résultat tient à la justesse de leur choix, non à leurs propriétés générales.

Mais c’est peut-être justement de cela, plus que d’un problème de ressemblance, que vient le trouble. Ceux qui au siècle dernier ont développé le thème de l’étrangeté des choses ont souvent dressé des catalogues où voisinent pêle-mêle des fragments du règne naturel et des produits industriels. Le poète Francis Ponge par exemple, dont le Parti pris des choses conduit à rassembler le cageot, la cigarette, l’orange, l’huître, le pain, le feu, le morceau de viande… et le gymnaste (pour rire ?). Rendre justice aux choses… Il paraît bienvenu de se demander avec le recul de quelle faute résulte cette culpabilité vis-à-vis de l’ensemble du monde muet, des animaux à nos propres marchandises en passant par le végétal et le minéral. Peut-être du pouvoir lié à la représentation complexe du monde, autorisant une appropriation symbolique de ceci ou cela, et permettant du même coup de l’inscrire dans des projets qui en feront parfois tout à fait autre chose.

Ainsi, l’affirmation que le mot « chien » n’aboie pas peut faire oublier que s’il n’existait pas des mots comme « chien » dans un certain nombre de langues, les formes physiques et les modes de vie de nos chiens domestiques n’auraient pas lieu d’être, n’en seraient jamais arrivés là. (De ce point de vue pourtant peu religieux, la doctrine chrétienne qui veut que les langues parlées soient des formes dégradées du Verbe créateur nous renseigne peut-être mieux que l’approche Saussurienne des langues prises comme systèmes indépendants du monde).

Ce qui amène a considérer par ailleurs que la dissociation du lien entre choses et représentations ne va pas automatiquement dans le sens du réalisme aveugle. On peut en effet avoir le sentiment que c’est un mouvement symétrique qui a mené une partie des études littéraires et des sciences humaines trop loin dans le sens du « tout est langage », dans l’exploitation du principe que n’importe quel discours ou représentation pouvait être tenu à égale « distance » du monde le temps d’une étude (Barthes ou Foucault nous ont ainsi légué des textes brillants, mais dont on tarde à faire un bilan critique dans les universités françaises). Bien évidemment, on ne résout pas cela une fois pour toutes en claquant des doigts (on serait rendu au point de départ en se donnant l’illusion de le faire).

Il existe une œuvre austère qui a le mérite de rassembler tous les termes de la question. En 1965, dans one and three, l’américain Joseph Kosuth réalise l’union des imagiers de Magritte et des ready-made de Duchamp, rassemblant « trois chaises » en une installation dont la neutralité n’a d’égale que le dogmatisme acharné de l’auteur, inspiré de la première manière de Wittgenstein :

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jeudi 17 avril 2008

Ceci n’est pas un Magritte

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À première vue, la mise en garde est claire, et la portée du tableau semble morale : c’est le peintre lui-même qui a inscrit sous cette image dont il connaît les secrets de réalisation la phrase qui en dénonce la trahison. Mais on dirait que Magritte lui-même ne s’est pas satisfait de ce point d’équilibre entre le tableau et son titre. Ses papiers révèlent une réflexion qui porte au fond d’avantage sur la place respective et le rôle des mots et des images, que sur la relation selon lui très faible qu’ils entretiennent avec les réalités qu’ils dénotent. (le lien pointe vers un site de réflexion sur l’image qui creuse également ce rapport – l’exactitude de la reproduction des documents de Magritte reste à vérifier).

Outre la série des « Ceci n’est pas… », l’œuvre de Magritte comprend également un certain nombre d’imagiers paradoxaux, qui nous remettent en mémoire la solidarité entre image et alphabétisation dans notre système éducatif, tout en déconstruisant le rapport sur lequel elle pose ses bases. Ici la parole ne démasque plus une peinture dont elle expose la vanité, le rapport est simplement de juxtaposition et, faute de troisième terme, le choix est suspendu entre image et mot :


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D’un côté la rencontre de l’image et d’un nom qui ne correspond pas, de l’autre celle de l’image et de la négation du nom qui lui correspond – avec un ajout qui donne au tout un faux semblant de logique : l’adjonction de « ceci est ». Le « ceci » renverrait à une chose en soi supposée et imposerait donc d’en constater l’absence : on ne nous donne que de la toile et des pigments, support auquel le « ceci » devrait en définitive référer. Mais cette plate résolution du problème laisse imaginer que le lien entre la chose et son nom va de soi, et contredit donc la contradiction présente dans le principe des imagiers surréalistes !

Ce ne serait donc pas une trahison isolée, mais un complot généralisé : on oriente sa méfiance d’un côté, et l’on prête le flanc à Brutus… Le titre et la phrase peinte nous mettent en boîte en faisant de la peinture un bouc émissaire, et le peintre s’est bien foutu de nous, car l’objet a malgré tout été évoqué en son absence (il y a bien d’autres moyens que la stricte ressemblance pour cela). Aucun degré d’interprétation de cette œuvre ne semble donc satisfaisant sans une analyse du jeu de langage autour du mot « ceci ». Car le fait est que nous n’avons jamais recours à un tel mot quand la présence de l’objet est considérée comme pleine : au-dessus d’une porte de sortie, qui a déjà vu inscrite une phrase aussi alambiquée que : « ceci est la sortie » ? (à noter que le simple mot ou pictogramme présent à proximité d’un objet marque déjà que sa fonction pourrait ne pas aller de soi, donc que nous pourrions ne pas le prendre pour ce qu’il doit être).

« Ceci est » serait plutôt ici une variante de la tournure familière à laquelle nous aurons par exemple recours pour créer avec un enfant un regard conjoint sur un livre d’images : « ça c’est une maison, ça c’est un chat, etc. » C’est un présentatif, on pourrait tout aussi bien le remplacer par voici. « Vois-ci telle ou telle chose » : c’est sans doute ce modèle d’injonction qui permet la transmission de la faculté de représentation (dont l’aspect linguistique est une partie seulement), de parent à enfant.

C’est le mérite de phrases comme « c’est juste une image », « le mot chien n’aboie pas », etc. que de mettre en évidence cette nécessité de pure forme. Mais quand nous tentons de nous approprier le contenu de telles phrases comme des vérités tangibles, nous sommes alors sur un fil entre une science des signes et une forme d’imbécillité : décréter « ici, ce sont les choses et rien d’autre, là ce sont les mots qui ne sont pas autre chose que des mots et là, à côté ou en dessous ce sont des images et c’est tout », ce qui revient de toute façon à disposer et à disperser le tout dans l’espace objectif.

Imaginons : on remonte dans le temps et rencontre Gustave Eiffel à l’époque de la conception de sa « Tour de trois cent mètres de hauteur ». Son projet est dans cet état :


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Alors on lui dit « Non, ceci n’est pas la tour Eiffel, vous m’aurez pas ! »
Comment le grand homme est-il censé prendre la chose ?
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*dernière image: dessin de Maurice Koechlin, collaborateur de G. Eiffel, 1884.

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vendredi 11 avril 2008

"Mystérieux Débuts"

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La dernière fois, quand j’ai recherché dans l’Histoire de l’Art d’Ernst Gombrich le passage sur l’introduction des estampes japonaises en Europe, je suis retombé sur ces mots, dans la première partie intitulée « mystérieux débuts » et consacrée à l’art pariétal :



Il ne peut être question de comprendre ces étranges débuts de l’art si nous ne tentons pas de pénétrer l’esprit des peuples primitifs. Il nous faut essayer de comprendre ce qui les a amenés à considérer les images comme une force utilisable et non comme des choses agréables à regarder. Je ne crois pas qu’il soit tellement difficile de concevoir cette idée. Il nous suffira de vouloir vraiment être honnêtes avec nous-mêmes et de chercher s’il ne reste pas quelque chose de « primitif » en nous. Au lieu de commencer par l’époque glaciaire, commençons donc par nous-mêmes. Voici, dans le journal d’aujourd’hui, la photographie de notre champion ou de notre acteur préféré ; aurions-nous plaisir à lui percer les yeux avec une épingle ? Cela nous serait-il aussi indifférent que de percer le journal à un autre endroit ? Je ne le pense pas. Ma pensée consciente sait bien que ce que je fais ne peut causer du tort à mon ami ou à mon héros ; je crains cependant de lui nuire. Il y a, tout au fond de moi, le sentiment absurde que mon geste pourrait faire du tort au personnage lui-même. Si je ne me trompe pas, si cette idée déraisonnable et étrange persiste bien dans notre esprit en ces temps d’étonnantes découvertes scientifiques, il n’est peut-être pas surprenant que de telles idées aient existé presque partout parmi les peuples dits primitifs. Dans toutes les parties du monde, guérisseurs et sorcières ont ainsi voulu faire œuvre magique. Ils ont fabriqué de petites images de leurs ennemis, ils en ont percé le cœur ou ils les ont brûlées, espérant que leurs ennemis eux-mêmes en souffriraient. Lorsque des manifestants brûlent leur adversaire en effigie, n’y a-t-il pas là comme une survivance d’une telle superstition ? Parfois, les « primitifs » ne savent pas plus nettement que les enfants ce qui distingue l’image de la réalité. Un jour, un artiste européen ayant dessiné leur bétail, des indigènes se montrèrent consternés : « Si vous les emportez, de quoi vivrons-nous ? »
Ces idées peuvent faciliter notre compréhension des plus anciennes peintures qui nous soient parvenues. Elles remontent aussi loin que les plus anciens outils réalisés par la main de l’homme.



Ce livre simple d’accès et agréable, l’une des Histoires de l’Art les plus traduites dans le monde, je crois, offre également un aperçu des hypothèses communément partagées à son époque de rédaction et devenues parfois des poncifs aujourd'hui.


À la première lecture, je n’avais rien relevé qui ne soit grosso modo conforme au discours que j’attendais sur ce mythe des origines que constitue la peinture rupestre. L’idée rousseauiste un peu naïve que l’on peut retrouver en soi le « primitif », et une connaissance moindre de la préhistoire par rapport à aujourd’hui (les premiers outils sont beaucoup plus anciens que les premières peintures) me semblaient simplement devoir dater ce texte.


Mais si l’on relit attentivement ce passage, on y décèle un problème encore présent dans beaucoup de réflexions actuelles sur les arts premiers en général : l’explication des origines de l’image par la fonction qui lui aurait été consciemment attribuée au sein des sociétés primitives. Et la proximité de l’image et de la magie dans ces cultures fait disparaître aussitôt la question de l’émergence de la représentation derrière celle du sacré. Du même coup, nous oublions le plus probable : que les peintres de la plus ancienne des grottes que nous connaissons étaient sans doute dans la même ignorance que nous par rapport à l’origine du don de représentation. Le fait même que les techniques, les récits, la langue, les représentations se transmettent de génération en génération pouvait donc sembler merveilleux à ces hommes, en dehors de tout autre miracle. Qu’ils aient également pensé la magie, en termes modernes, selon les lois de la mécanique, comme « force utilisable », cela semble presque un autre problème.
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Quand on parle de « mystérieux » débuts, le mystique sert donc au fond de prétexte à effacer l’énigme des débuts par une spéculation sur les fins : « l’homme s’est mis à parler et à imaginer pour faire ça, et ça, et ça ».


Malgré cela, les exemples contemporains que Gombrich a proposés, l’homme moderne respectant certaines images ou au contraire commettant des attentats contre celles-ci, restent intéressants, gagnent même en intérêt d’ailleurs, si nous ne nous contentons pas de les expliquer par une étrange manie, vestige d’une confusion d’esprit préhistorique.

Si, comme l’auteur l’a suggéré, le cas des manifestants détruisant l’image de leur adversaire peut être rapproché des méthodes d’envoûtement (type vaudou), rien ne dit que la croyance ou non à l’effet magique de cette pratique sur la personne représentée contienne toute l’explication du phénomène. Quand, par exemple, on piétine rageusement l’image de quelqu’un, on donne une forme à son hostilité, on entretient une résolution (stérilement ou pas). Par ailleurs, si cette pratique est exposée à la personne visée, cette personne n’est-elle pas quelque part réellement touchée ? Galvanisation, intimidation… La participation de l’image à des entreprises belliqueuses n’est peut-être pas si étrange, si absurde ou si emplie de superstition que ça.


Par ailleurs la confusion supposée entre l’image et l’objet chez les « primitifs », que l’histoire soit vraie ou que le trait soit grossi, arrive à point nommé pour reconduire un vieux thème platonicien. Et curieusement, à une époque qui comme aucune autre a confié à la représentation visuelle le rôle de définir son actualité, l’image reste souvent de façon univoque considérée comme une sorte de vaudou frelaté, que la parole aurait mission de démystifier.




Images : 1) La grotte Chauvet, 2) Huile de Magritte : La Trahison des images.

mardi 1 avril 2008

Jules Boissières

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Aaah! l'Asie, l'Asie mystérieuse! ses chapeaux pointus, son opium, ses lettrés au regard doux mais aux ongles crochus, ses mers hantées de pirates acharnés, ses pandas assoiffés de bambou...

Hem! Hem!


Bref, je me replonge dans les interrogations qu’avaient soulevées les oppositions entre voyage et ethnographie, tourisme et initiation, dilettantisme et recherche, dans le billet Bouvard et Pécuchet et le Lotus bleu. De clic en clic, cela m’a conduit à lire du Jules Boissières, écrivain par qui le symbolisme a essaimé dans l’Indochine coloniale, et dont les carnets de voyage ont, en partie, conféré à cette région son caractère mythique (une occasion de se souvenir qu’un grand nombre des images qu’en tant que Français nous projetons sur l’Asie en général, viennent d’Asie du Sud – cette fois je ne parle plus uniquement de clichés, mais aussi d’imaginaire structurant).


Boissières m’apparaît comme une sorte de des Esseintes qui ne nourrit pas vraiment d’illusion sur l’exotisme mais l’entretient par dandysme et goût de l’artifice, tout en cultivant la nostalgie d’une spiritualité plus authentique, qui se donne en creux seulement. C’est parfois suranné mais jamais ridicule, l'inspiration oscille perpétuellement entre la poésie et le récit d'aventures:
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Au crépuscule, à l'heure de la promenade, un spectacle horrible m'a magnifiquement attiré : deux têtes de rebelles saignaient aux poteaux du marché ; l'une, défigurée, la mâchoire inférieure disloquée ; l'autre, belle dans sa pâleur encore fière, la tête du brave M... mort à vingt-six ans ; tous les Français qui l'ont connu pleurèrent cet ennemi....
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Triste, j'erre au bord de la mer, à travers ce vaste quadrilatère irrégulier, la plaine des Tombeaux. À l'ouest, des roches hérissées de végétation dure et sombre se profilent sèchement sur le ciel, ainsi que des décors de théâtre ; j'aime mieux regarder les abruptes collines courant au sud vers la haute mer, avec des creux où s'amasse l'ombre violette et des reliefs où la lumière se dégrade en merveilleuses nuances. La plaine est semée, parmi ses sables et ses herbes brûlées, de mares d'eau de pluie autour desquelles le gazon frais et vert abonde. Un rectangle fait de murs de briques encercle un champ où de petits mamelons, soigneusement rangés, s'alignent par centaines : c'est le cimetière des naufragés. Ces mamelons moutonnants, ce sont les tombes des marins perdus à la mer ; leurs âmes errantes trouveront un asile et n'iront point, par les nuits d'orage, tourmenter les vivants et mettre les jonques en péril.
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Un détail du texte qui m’a frappé : au moment où le narrateur commence à comprendre la mentalité des annamites à travers des discussions en compagnie de lettrés, il marque un pas en arrière, souhaitant préserver une part de sa naïveté de voyageur. Une insincérité de fond souvent présente dans ce genre de conversion, mais que les études orientales ont rendue aujourd’hui difficile à assumer (quoique… François Jullien a réfléchi là-dessus).

Signe du pouvoir de ce texte, le ministère des affaires étrangères s’en sert encore comme pub pour l’expatriation…


* Image extraite de l’album Le Mangeur d’archipels de Frank le Gall, une de mes bédés préférées, qui m’a entre autres choses fait apprécier quelques vers de Baudelaire, à dix ans…
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