vendredi 28 novembre 2008

- Les bourgeois du dix-neuvième, ces incompris.

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J’ai longtemps retourné dans ma tête un texte de Bourdieu sur Manet et Flaubert, extrait d’un entretien avec un historien, qui me semble passer complètement à côté de son objet (Toujours ma manie de réagir à chaud sur des choses hors d’actualité):



« Manet institue l’univers dans lequel plus personne ne peut dire qui est peintre, ce qu’est le peintre comme il faut. Pour employer un grand mot, un monde social intégré, c’est à dire celui que régissait l’Académie est un monde dans lequel il y a un nomos, c’est à dire une loi fondamentale et un principe de division. Le mot grec « nomos » vient du verbe « nemo » qui veut dire diviser, partager. Une des choses que nous acquérons à travers la socialisation, ce sont des principes de division qui sont en même temps des principes de vision : masculin/féminin, humide/sec, chaud/froid, etc. Un monde bien intégré, académique dit qui est peintre et qui ne l’est pas ; l’Etat dit que c’est un peintre parce qu’il est certifié peintre. Du jour où Manet fait son coup, plus personne ne peut dire qui est peintre. Autrement dit, on passe du nomos à l’anomie, c’est à dire à un univers dans lequel tout le monde est légitimé à lutter à propos de la légitimité. Plus personne ne peut dire qu’il est peintre sans trouver quelqu’un qui contestera sa légitimité de peintre. Et le champ scientifique est de ce type, c’est un univers dans lequel il est question de la légitimité mais il y a lutte à propos de la légitimité. Un sociologue peut toujours être contesté dans son identité de sociologue. Plus le champ avance, plus son capital spécifique s’accumule, plus, pour contester la légitimité d’un peintre, il faut avoir du capital spécifique de peintre. Apparemment, les mises en forme de contestation radicale, par exemple les peintres conceptuels d’aujourd’hui qui apparemment mettent en question la peinture doivent avoir une formidable connaissance de la peinture pour mettre en question adéquatement, picturalement la peinture et non pas comme l’iconoclaste primaire. L’iconoclasme spécifique accompli par un artiste suppose une maîtrise virtuose du champ artistique. »
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« Sur la plage » - esquisse de Manet âgé (1873)


Bourdieu fait de Manet et Flaubert des sommets de la peinture et de la littérature, et en même temps des iconoclastes. Plus que cela, on dirait qu’ils ont développé leurs moyens artistiques par goût des emmerdes et des procès.


Voilà ce qui provoque souvent ma méfiance dans le regard de certains philosophes sur l’art : le philosophe peut revenir sur des moments historiques de la philosophie, pour leur restituer leur enjeu et imaginer ce qui pourrait être déplacé dans la pensée moderne si l’on empruntait une autre voie à partir d’un de ces moments critiques ; mais bizarrement, dès qu’il s’agit d’art, pas besoin de rétablir les enjeux. Manet et Flaubert sont interprétés d’après le « destin » de l’art à venir, et basta.


Tout de même. Il faut d’abord rappeler que ces gens là étaient relativement éloignés de nos façons actuelles de penser. Ils avaient du temps à revendre, plein de pognon. Ils auraient probablement été jugés moins sévèrement par la plupart de leurs semblables s’ils s’étaient contentés de faire vaguement fructifier leur bien au lieu de créer. Nous, nous, sommes un peuple de tâcherons bornés et aliénés, y compris dans la haute société pour ce que j’en perçois. Certains d’entre nous sont incapables de quitter leur boulot de cons quand ils gagnent au loto, faute de désir. Nous ne sommes pas assurés de comprendre, Manet, Monet, Flaubert, Mallarmé…, de pouvoir les analyser comme objets.


Il me semble par conséquent que la motivation qui pouvait pousser un bourgeois du dix-neuvième à opter pour une activité qui le déclasse (un choix : sinon, pourquoi ne pas faire de l’art comme il faut ? Flaubert aurait-il été incapable d’écrire comme Feydeau ?), cette motivation nous échappe parfois aujourd’hui. Manet, Monet, Flaubert, Cézanne, Mallarmé, auraient peint ou écrit pour s’approprier en paysans parvenus le « champ » esthétique ? Vraiment inconsciemment alors, parce que tout dans ce que nous savons de l’attitude de ces rentiers montrait plutôt qu’ils n’en avaient au mieux pas grand-chose à foutre, et même pour certains d’entre eux, subissaient un public dont ils se seraient bien passés s’ils avaient pu toucher séléctivement un cercle restreint d’amateurs sans passer par la notoriété.


Plus profondément, chez les pré-impressionnistes (Manet jeune), les premiers impressionnistes (Monet) et les para-impressionnistes (Caillebotte), il me semble qu’était cultivé le rêve d’accéder à un monde de la vision fait de taches colorées, symétrique du monde invisible de la science par rapport au monde de la certitude et du sens commun. C’est peut-être un mythe. Mais quand bien même, il est toujours utile de rappeler la mythologie de l’époque dont on parle. Manet est donc à distinguer d’une première version du Marcel Duchamp de la Fontaine, en cela qu’il ne traite pas son medium avec ironie, même quand il provoque. Ce monde de la lumière semble d’autre part une composante essentielle de la sensibilité moderne naissante : c’est sans doute encore lui, le « règne de tournantes clartés » qui obsédait St John Perse.


Autre point qui fait rapprocher les impressionnistes de la démarche contemporaine : ils auraient pioché indifféremment leurs sujets parmi les objets quotidiens pour s’exprimer (selon la logique hégélienne du sujet créateur absolu). C’est faux de Manet, de Monet et de Caillebotte. Leurs œuvres affirment seulement le primat du regard sur le dictionnaire d’idées reçues : si un parquet ou un poisson pourri te semblent un plus grand défi pictural que le cul d’une naïade, alors tu peins ceux-ci plutôt que cela ; si la peau de ton modèle est blafarde, tu en tires ton parti au lieu de dégainer ton tube de rose plus vite que ton ombre. La peinture figurative n’a peut-être plus droit à de telles prétentions à l’époque contemporaine (ça se discute). Mais en tout cas l’art conceptuel, exclusivement logorrhéique, en diffère si complètement qu’on peut si l’on veut juger l’un à partir de l’autre, mais on ne peut comprendre les aspirations de l’un à partir de l’autre.


De même pour Flaubert. J’ai souvent été décontenancé par un courant interprétatif majoritaire qui lisait les descriptions de Flaubert uniquement comme des cacas posé sous le nez du lecteur romantique, affirmation d’un sentiment de supériorité. Certains propos du romancier sur son œuvre passent ainsi couramment à la trappe, par exemple : « Il faut faire s’aimer les arbres et tressaillir les granits. On peut mettre un immense amour dans la description d’un brin d’herbe ». De ce genre de déclaration, il semble difficile de discuter aujourd’hui.


Regarder et ressentir est gnangnan, seule la polémique est adulte. Cela me semble un élément important de la doxa actuelle en matière d’art. On a entièrement le droit de s’en tenir à ça, on peut éclairer bien des faits d’histoire de l’art comme ça, mais alors pourquoi tant d’intérêt pour l’impressionnisme ? Et pour le roman réaliste ? Par ailleurs, rien ne dit que d’autres faits ne nous échappent pas, et que les bons bourgeois du dix-neuvième, là où ils sont, cachent peut-être derrière leurs barbes de lichen des secrets sur le bonheur que l’analyse marxiste a complètement recouverts.

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lundi 24 novembre 2008

L'Homme qui marche et la femme qui part

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Dans ses entretiens avec le peintre (L'Atelier d'Alberto Giacometti, éd. L'Arbalète), Jean Genet rapporte que les statues de femme lui procurent une sensation d'éloignement proche de la terreur sublime:

"Chaque statue nettement est différente. Je ne connais que les statues de femmes pour lesquelles Annette [NB la femme du sculpteur] a posé, et les bustes de Diego [le frère] - et chaque déesse et ce dieu - ici j'hésite: si devant ces femmes, j'ai le sentiment d'être en face de déesses - de déesses et non de la statue d'une déesse - le buste de Diego n'atteint jamais à cette hauteur, jamais jusqu'à présent, il ne recule - pour en revenir à une vitesse terrible - à cette distance dont je parlais."
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Observation qui concorde avec les explications de l'artiste lui-même, puisque Giacometti affirmait percevoir un éloignement de la figure quand il observait les silhouettes de danseuses sur une estrade où quand il admirait une passante dans la rue (donc que la forme humaine s'éloigne concrètement, s'approche ou fasse du sur place).
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De manière troublante, une expérience de psychologie de la perception menée par des australiens et commentée par S. Bohler semble accréditer le fondement commun de cette illusion. L'explication avancée est que nous n'aurions pas le même intérêt à rejoindre un homme ou une femme et à être rejoints par eux, et que le traitement perceptif d'une silhouette ne serait pas le même selon le cas.
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À prendre avec une extrême précaution, naturellement, mais par le fait même que de telles expériences se multiplient, le caractère irréductiblement subjectif et individuel de la perception tend à être mis en question.

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vendredi 21 novembre 2008

Massacre à l'ongle sale

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Il y a quelques temps, j’ai été faire un tour au musée de la marine. Un musée pépère. De temps en temps ça change des expos à scénographie branchouille.


Et puis, outre un tas de reliques maritimes (dont les parties sculptées d’un bateau du XVIIe, assez monumentales), il y a un large échantillon du travail des peintres de la marine des origines à nos jours. C’est un genre à part, on y trouve souvent de très bons techniciens.


Bref, dans l’avant dernière salle, (enfin, j’ai fait le parcours à l’envers) je vois un gamin dans les dix ans en train de gratouiller le vernis d’un grand tableau accroché au mur de droite, et dont je ne peux pas distinguer le contenu d’où je suis, à cause des reflets. La mère finit par embarquer le merdeux, qui a bon goût : le tableau était une marine de Joseph Vernet (1714-1789), paysagiste précurseur en France de l’esthétique du sublime. (1)
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(Enfin, c’était pas ce tableau-là, la victime d’un laxisme éducatif qui nous coûtera cher.)


J’ai été surpris, je ne savais pas que le musée avait une collection aussi riche (à peu près dix tableaux de ce peintre, je crois). On en trouvera un aperçu ici, mais les couleurs sont un peu altérées. J’y retournerais bien pour photographier directement quelques détails (apparemment, on a le droit).


(1) Le premier lien renvoie vers des pages un peu kitsch, mais claires. Un autre lien plus technique sur le même sujet : le texte intégral ou presque du traité du sublime d’E.Burke (XVIIIe siècle)
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lundi 3 novembre 2008

Expo: L'Esprit Mingei

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Dernièrement, j’ironisais sur la faible empathie de certains sites nippons vis-à-vis de certains pays autrefois envahis par l’empire du soleil levant.


Il y a trois jours j’ai été voir l’expo « l’esprit mingei », au musée des arts premiers, où j’ai entendu parler de Yanagi Soetsu, critique japonais promoteur de l’art populaire qui a voulu contribuer à la reconnaissance de productions coréennes, en pleine période coloniale. Je cite cela ici : ça nuance la vision qu’on peut avoir de cette époque.


Tout cela est d’autant plus compliqué qu’il semble bien que la reconnaissance d’une certaine richesse culturelle ait également servi d’argument à l’entreprise coloniale, qui s’est d’avantage basée sur l’idée d’une parenté entre Corée et Japon que sur celle d’une infériorité de race.
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