samedi 7 mars 2009

Barthmania

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On dirait que Roland Barthes est mûr pour le Panthéon. On en a parlé ici, , , encore là : ce serait céder à la facilité de dire qu’on le mythifie. On dit souvent de Barthes que c’était une plume formidable, mais que cela éclipse sa pensée, et que l’on reconnaît son talent d’écrivain pour mieux dissimuler qu’il nous dérange encore.


Je ne cacherai pas qu’il m’a dérangé quand j’ai lu pour la première fois Mythologies : je croyais aimer la montagne pour elle-même et j’ai appris que c’était par un atavisme bourgeois helvetico-protestant dont je n’ai pas retrouvé la trace dans ma généalogie ; j’ai également su que j’étais en puissance une sorte de pédomanipulateur mental porté à faire de l’enfant un pâle homoncule, copie réduite de l’adulte, car si j’avais un cadeau à faire à un moins de dix ans, j’étais susceptible de choisir une miniature en matériaux synthétiques ; par ailleurs, ne trouvant pas absurde que l’on fasse passer un encéphalogramme à Einstein, je me rendais également coupable d’une sorte de scientisme pentecôtiste (enfin je crois avoir compris ça). Comme le profane qui ouvre un dictionnaire de médecine, je m’apercevais que je présentais toujours l’un ou l’autre symptôme des pathologies décrites. Et pas de guérison possible, il cite St Just à la fin : le grand nettoyage révolutionnaire, etc. Bon, en même temps, quand on prend la pensée invectivante au premier degré on est forcément le dindon de la farce. Et puis nous sommes d’accord sur l’idée qu’il faut faire entrer le catch au répertoire de la Comédie Française, ce n’est pas négligeable.


Bref, je vais participer à la Barthmania, par une citation. C’est un passage de l’autocritique qui clôt Mythologies (« Le mythe aujourd’hui ») :

[…] le mythologue : il risque sans cesse de faire s’évanouir le réel qu’il prétend protéger. Hors de toute parole, la DS 19 est un objet technologiquement défini : elle fait une certaine vitesse, elle affronte le vent d’une certaine façon, etc. Et ce réel là, le mythologue ne peut en parler. Le mécano, l’ingénieur, l’usager même parlent l’objet ; le mythologue, lui, est condamné au métalangage. […] le vin est objectivement bon, et en même temps la bonté du vin est un mythe : voilà l’aporie. Le mythologue sort de là comme il peut : il s’occupera de la bonté du vin, non du vin lui-même, tout comme l’historien s’occupera de l’idéologie de Pascal, non des pensées elles-mêmes.


Dans ce passage, le Roland Barthes de la première période révèle cartes sur table en quoi sa pensée le dérange lui-même et en quoi il appelle la critique. Le demi-siècle qui nous sépare de lui nous donne un recul qui accentue encore « l’aporie » : on prétend simultanément que le langage peut être son propre référent (métalangage), et qu’une phrase telle que « Hors de toute parole, la DS 19 est un objet technologiquement défini : elle fait une certaine vitesse, elle affronte le vent d’une certaine façon, etc. » nous donne une idée satisfaisante de ce qu’est le réel :« hors de toute parole » seraient des formules de la science, telles que la vitesse, la résistance au vent… Problème.


Dans « Le mythe, aujourd’hui », Barthes s’inquiétait du fait que tout entre ses mains devenait mythe. C’est à se demander s’il n’a pas en fait exposé un seul véritable mythe : celui du langage-matière. L’emploi autonymique des mots (« chat prend un S au pluriel », « rouge est un adjectif de couleur ») serait le grand mythe linguistique, par lequel on se donne l’illusion de pouvoir remonter du signifiant au signifié, de la structure au sens. J’ai été éduqué dans une langue, mon oreille segmente les mots, donc je peux concevoir quelque chose comme une phonématique, une syntaxe, puis je crois que je peux traiter de la même manière la sémantique, comme une combinatoire de traits, et je profite de l’amalgame sémiotique qui étend le mécanisme de la signification à peu près à tout, pour faire du signe un principe néantisant. En prime, la notion de mythe permet d’assimiler n’importe quoi à une sorte de pensée magique (malgré la redéfinition laïque du mythe, cette connotation est abondamment exploitée).


Démythifier le foot ou la voiture est tentant pour le littéraire. Mais jouer une idéologie contre une autre ne constitue pas une discipline. Et le style de Barthes vaut quand même mieux que ses dogmes.

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