dimanche 16 décembre 2007

Fonctionnalisme (2)

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En 1925, âgé de 38 ans, le Corbusier proposait son plan voisin de Paris:



Où la rive droite est remplacée par un alignement de fourmilières orthogonales dont la beauté austère ferait presque considérer le monde biscornu de Kafka comme distrayant.


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Aujourd’hui encore, même ceux qui font l’éloge de l’architecte-urbaniste suisse ne peuvent généralement pas s’empêcher de donner un petit coup de pied à sa statue en passant, et il n’est pas rare que l’on évoque sa part de responsabilité dans l’émergence de nos « cités à problèmes ». On ne peut nier par contre que la plupart des résidents de ses « unités d’habitation de grandeur conforme » affirment s’y plaire. Pourtant, quand on considère aujourd’hui des projets comme le plan voisin, on ne peut pas non plus donner entièrement tort aux pochetrons du vieux port qui, d’après certaines galéjades, seraient à l’origine d’un gentil sobriquet pour la cité radieuse de Marseille : « la maison du fada ». En tout état de cause, c’est en urbanisme, d’avantage encore qu’en architecture, que le Corbusier paraît rétrospectivement inquiétant, en raison surtout de son incapacité à imaginer le caractère traumatisant d’une ville dont le visage est le même quel que soit le point de vue d’où on la contemple.

Qu’il ait ou non été personnellement un maniaque de l’ordre, cela est le cas de nombreux architectes qui n’ont pas pour autant conçu d’utopies aussi cauchemardesques. Ce qui est sans doute plus révélateur, c’est la manière dont Corbu a cherché un fondement solide à son fonctionnalisme humaniste, avec par exemple une tentative de réforme du système métrique préconisant l’adoption d’une échelle basée sur l’être humain réel (mais pourtant universel…)



L’architecte a élaboré à l'occasion un canon comparable à l'homme de Vitruve de Léonard de Vinci, adapté à l’anatomie et aux besoins vitaux du travailleur moderne (dépouillé de sa singularité… - pour les besoins de la recherche ?).
La transgression du système métrique n’est pas anodine : au lieu de s’accommoder d’un lieu commun arbitraire (le mètre), ou de toute autre unité de convention, à partir de laquelle, à condition de la prendre comme telle, on peut construire ce qu’on veut, le Corbusier tente d’élaborer un système de mesure à la motivation forcée, le modulor. Pour retomber en définitive sur le nombre d’or : rapport de proportion privilégié, mais aussi passerelle entre les mathématiques et le mysticisme depuis Vitruve jusqu’aux peintres Nabis.

Voilà donc un cas où le fonctionnalisme, quête de rationalité par-delà l’arbitraire du langage, semble irrésistiblement attiré du côté de l’irrationnel.
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Dans le billet précédent, je parlais de Wittgenstein : peut-on rapprocher les cercles vicieux du fonctionnalisme des « pièges de la grammaire » que le logicien souhaitait mettre en évidence pour prévenir les excès de l’idéalisme ? N’étant ni philosophe de formation, ni architecte, urbaniste ou designer non plus, je ne me permettrais pas de généraliser ce propos.


dimanche 9 décembre 2007

Fonctionnalisme

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Un paradoxe est devenu familier à tout habitant d’un pays industrialisé : Quand les designers pensent épurer un objet dans le sens le plus strictement utilitaire et s'émanciper de la mode pour accéder à un vocabulaire formel dicté par le besoin, nous pouvons être sûrs que le résultat, trente ou quarante ans après, fera figure de monstre préhistorique mettant à mal l'idée de providence divine.
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Les conceptions qui en ont déterminé l'aspect nous paraîtront désormais aussi contingentes que l’idée de donner à une cuillère la forme d’une femme. Peut-on comparer cette dualité à celle qui caractérise notre attitude face aux langues et au langage en général ?

À l’intérieur d’une tradition, les grammaires des langues naturelles nous semblent en effet correspondre à une logique externe, mystérieuse et indiscutable, jusqu’à ce que se présente sous sa forme la plus problématique la question de la traduction. Après quoi tout, au contraire, devient sujet de discussion et de controverse.

Jusqu’où pourrait-on alors comparer les formes accomplies de la technique à un système linguistique ? Au cœur de leur actualité, nous jugeons certaines de ces formes plus rationnelles que d’autres sous prétexte qu’elles tireraient leur origine de nécessités vitales ou prétendues telles. Mais quand nous les considérons d’un point de vue historique et culturel, c’est leur arbitraire qui saute aux yeux : nous pourrons nous mettre à considérer l’ensemble des produits d’une culture uniquement comme un système de signes clos sur lui même (ainsi que tendait à le faire Roland Barthes, par exemple), oubliant que nous nous penchons tout de même sur les fossiles d’articulations entre l’être humain et son environnement (de même que nous laissons de côté le problème de la référence quand nous pratiquons le relativisme linguistique).

Par ailleurs, la modernité technique (en architecture spécialement) a introduit l’idée que les formes d’une production humaine trouveront leur harmonie d’elles mêmes quand elles sauront répondre aux attentes pratiques de l’usager. Or, on observe une infinité de réponses possibles pour le même problème – le choix de telle ou telle dissimulant son manque de fondement tantôt par un surcroît d’arguments fonctionnalistes, tantôt par une référence au passé. D’autre part, les problèmes pratiques eux-mêmes subissent un glissement perpétuel et l’habitant du village global qui a aujourd’hui poussé le relativisme à son comble, balaie très vite ces prétentions à la justification. Le sens de notre environnement technique s’effrite donc aussi vite qu’il est généré.

Ne devrait-on pas désormais, de même que l’on s’est demandé où se situait la limite à partir de laquelle il devient absurde de chercher des fondements au langage (Wittgenstein…), délimiter le champ au-delà duquel toute tentative de justification des formes de nos habitations, de nos ustensiles et de nos prothèses devient insensée ? (Ce qui remettrait également en cause, par contrecoup, tout formalisme esthétique radical se basant sur des arguments de nécessité.)

vendredi 30 novembre 2007

Perspective cavalière - peintures d'objets en Corée


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Toujours à propos des peintures « populaires » de Corée, un autre genre d’œuvres décoratives typiques : les compositions d’objets liées à l’étude (Chaek-kori).
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Le style de ces peintures se fixe au XVIIIe, soit près de quatre siècles après que le néo-confucianisme soit devenu idéologie d’état. Vertu, morale, respect de l’ordre, fais pas ci, fais pas ça, tels sont les thèmes majeurs de l’art confucéen (je caricature un peu, pour une vraie introduction à cette culture, reportez vous à une introduction plus nourrie, comme le livre de Marc Vérin et Juliette Morillot sur la Corée – plein de grandes photos). La plupart de ces objets renvoient aux actes de lecture et d’écriture (papier, pinceaux, crayons, éclairage…), et à l’ascèse des lettrés. S’y ajoutent divers motifs décoratifs et symboliques – sur l’œuvre ci-dessus, des pivoines ( ?) (noblesse) et des pêches (longévité).
Bon, il n’est pas dit que ce contenu très codifié nous touchera au premier abord, ici et maintenant. Ce qui retiendra notre attention, c’est l’application avec laquelle le peintre a construit une vue cavalière bien parallèle, sans se refuser toutefois le recours à la représentation de profil pour certains objets.



Cette figuration tridimensionnelle simple correspond à une convention picturale présente dans de nombreuses cultures de l’image. Contrairement à l’avènement de la perspective avec point(s) de fuite(s), l’introduction d’éléments de perspective cavalière dans les arts visuels est en effet un phénomène très diffus, dont les exemples sont assez éparpillés dans le monde :


Livres d’heures (en l’occurence Les Très Riches Heures du duc de Berry):


Peintures de genre en Chine (ici, une œuvre du XVIeS):


Miniatures persanes (l’exemple date du XVe):



Il semble que cette représentation de l’espace ait souvent été privilégiée lorsqu’il s’agissait de raconter une histoire ou de mettre en scène des anecdotes. Si une perspective de ce genre crée un excellent espace narratif, c’est sans doute parce qu’elle étage la vue et réduit le chevauchement des figures dans une même scène, problème que rencontrent aussi bien la représentation en deux dimensions (à moins de disposer d’un mur de quatre cent mètres carrés comme les égyptiens), et la perspective italienne.

Systématisé, ce genre de perspective (axonométrie) a toujours du succès dans le domaine du dessin technique et de l’architecture, en raison de la clarté maintenue dans les rapports de proportions, surtout dans ce cas particulier qu’est la 3D isométrique - remise au goût du jour par certains jeux vidéo également (avant que les processeurs ne permettent l’animation polygonale) :


Mais on s’égare un peu. Dans le cas des peintures d’objets orientales dont nous parlons, le peintre a probablement eu recours à une règle suspendue au-dessus de la feuille pour guider sa main. Il a ainsi élaboré un coin d’univers idéal et ordonné, comparable à l’espace scénique des peintures de genre à la manière chinoise. Sauf que tout y est absolument statique. Peut-on dès lors rapprocher les préoccupations de ces artistes de celles qui ont provoqué l’apparition de la nature morte en occident ?
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Au XVIe S, Giuseppe Arcimboldo peint cette nature morte - portrait de bibliothécaire
Qui, par son caractère d'hommage à la chose écrite, et par le parralélisme de certaines lignes de fuite, peut sembler comparable aux compositions d'objets confucéennes.

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Au siècle suivant, en Flandre, on observe un engouement des artistes et des mécènes pour la nature morte

(tableau de Willem Kalf - 1653)

La peinture d’objets exclusive apparaît bien longtemps après que les peintres flammands soient devenus experts dans l’art de rendre la matière et l’éclairage d’intérieur. Représenter, grandeur nature, des objets que l’on a sous les yeux à volonté dans son atelier, est un bon moyen de se livrer confortablement au jeu de l’observation.
C’est cet aspect disponible, accessible et scrupuleusement encadré de l’objet qui va séduire dans ce type de composition, soit le contraire de l’immersion dans l’espace que constitue la représentation de scènes d’ensemble ou de paysages. Ce point de vue surplombant fait que la perspective effectivement perçue est très subtile, et que la tendance sera souvent à négliger la faible fuite que l’on aura sur les plus petits objets, à en corriger les lignes dans le sens du parallélisme et de l’isométrie. Cézanne a exagéré autant que faire se peut ce caractère artificiel de la composition dans la nature morte :

Par la suite, les objets pourront se trouver dotés d’une forte monumentalité. L’échelle est abolie, le mystère et l’inaccessibilité de la chose en soi sont mis en avant. Des artistes italiens, notamment, s’immergent dans l’espace désert de la nature morte :
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Giorgio de Chirico – (1888-1978):
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Giorgio Morandi – (1890-1964):


Plutôt que de chercher dans ces œuvres un contre-pied de la nature morte traditionnelle, on serait tenté d’y voir l’aboutissement de la logique du genre. Dans le recueillement de l’atelier, les objets auraient été considérés dès le départ comme porteurs d’un mystère à révéler, mystère d’abord signifié par la lumière divine, jusqu'à ce que la modernité s’interroge sur l’espace. (Le cas des Vanités montrerait quant à lui un traitement pessimiste de ce secret résidant au fond de l'inanimé - où chose = mort)

Si nous revenons à présent à nos peintures coréennes, nous constatons que le traitement de la matière y est très simple, celui de l'éclairage inexistant. Quant à la composition, elle tient parfois plus du rangement que de l’arrangement :



On pourrait mettre en rapport ce classement avec la cosmologie confucéenne qui veut que chaque chose et chaque être soit à sa place, dans l’univers, dans la société et dans le foyer.

lundi 19 novembre 2007

La couverture de l’Atlas Phaidon de l’architecture contemporaine.


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Phaidon est une maison d’édition anglaise très renommée pour ses livres d’art, toutes disciplines confondues, à laquelle on doit notamment un Atlas de l’architecture contemporaine mondiale qui constitue une référence pour bien des professionnels. En tant que non-autorité absolue dans ce domaine, je me contenterai de commenter la jaquette argentée, très élégante, qui frappe aussi par une certaine abstraction :





L’image est composée d’éléments provenant de divers projets, courbes de niveau du sol et représentations 3D en mode trame. On aperçoit aussi un globe contenant un fouillis d’ellipses. Le résultat est un enchevêtrement de lignes noires, blanches et grises, presque illisible pour le profane parce que la notion de surface en est écartée. Une utilisation décorative de documents qui évoquent plus le labeur quotidien de l’architecte que le rendu final de son travail (dont les éléments principaux sont, si je ne m’abuse, le plan, les façades et généralement des vues d’artistes qui emploient souvent la 3D, mais à des fins de simulation – la reproduction de l’armature tridimensionnelle du bâtiment sous un angle accidentel étant par ailleurs peu lisible). L'effet est double : familiarité pour les professionnels, ultra complexité pour les autres.

J’aurais tendance à comparer cet effet à la saturation à l’œuvre dans certains croquis nerveux et denses, comme ceux de Giacometti:




Ce faisant, ce sont un peu mes lubies qui parlent, il est vrai. Je justifierai en premier lieu ce rapprochement par la grande sensibilité de cet artiste à l’espace architectural (un regard de perspectiviste infaillible, à l’oeuvre surtout dans ses croquis, dont je n’ai malheureusement pas d’illustration très spectaculaire sous la main, la reproduction sauvage de ses œuvres étant limitée pour des raisons de succession en grande partie).


À la différence des problèmes de la sculpture, Alberto Giacometti a, je crois, peu formulé de considérations sur le trait de crayon ou de stylo. Si l’on se confronte soi-même au croquis, on pourra imaginer l’ordre de questions qu’il s’est posé : que doit-on représenter par des lignes ? Les arêtes visibles des objets ? Toutes les arêtes des objets (le mode armature dans l’imagerie 3D) ? L’ombre ? La lumière ? Uniquement les limites de l’objet, l’endroit où il rencontre le vide ? La différence entre l’espace vide et l’espace occupé par les objets (par un rapport de succession dans le dessin) ? Un objet mérite-t-il plus de lignes parce que sa matérialité serait plus évidente ? etc.


Dans sa période de maturité, Giacometti n’utilise plus jamais les hachures pour suggérer le volume, uniquement le crayon (ou le bic) et la gomme (qui réintroduit la lumière dans la confusion des traits). Il lève très peu la pointe de son outil de son support en dessinant.


On peut considérer ce travail sur la ligne comme une forme de mysticisme, la saturation extatique de la feuille relevant alors d’une transe qui entame « l’aventure au-delà du visible » d’où, selon Genet, Giacometti rapportait ses œuvres. Plus techniquement, on peut également y voir la trace du passage à la limite que constitue le noircissement d’une feuille sans lever le crayon, par l’exercice acharné de l’observation d’un objet, toutes les lignes perdant leur privilège individuel. Enfin, d’un point de vue plus terre-à-terre certains trouveront dans ce style chargé une performance athlétique, en raison de l’aspect quantitatif du résultat (beaucoup de traits = travail plus fouillé, c’est à mon avis un contresens).


En tout état de cause, le visible est remis en question, et il me semble logique qu’une esthétique comparable soit privilégiée pour illustrer les recherches d’une architecture contemporaine qui ne s’intéresse aux questions visuelles et à l’effet de façade qu’après avoir pris en compte les problèmes d’habitation. Cette couverture inviterait donc le lecteur non-spécialiste à parcourir les bâtiments au lieu de seulement les regarder (peut-être aussi essaie-t-elle un peu de remettre ce type de lecteur à sa place par un effet spectaculaire, mais ça, c’est une autre histoire.)

vendredi 9 novembre 2007

Un tigre dans une cage en papier, qui ronge le fer et l'acier!



En Corée, il existe un art décoratif appelé "art du peuple" ( Minhwa ), plutôt en raison de l’extraction sociale de l’artisan que de la destination finale des œuvres (un beau paravent pouvait toujours séduire un client riche).






On trouve dans cette catégorie des peintures animalières réputées naïves, le sujet le plus populaire étant le tigre (autrefois concrètement présent dans les montagnes de la péninsule).





On observe que quand un artisan coréen traditionnel dessine un oiseau, les contours délimitent précisément les parties du corps de l’animal et les motifs et trames ajoutés ressemblent à des plumes. En revanche, quand ce même artiste s’attaque à un tigre, la vision semble plus hallucinée, et les motifs paraissent primer sur la délimitation des parties du corps. Des formes tout à fait étranges peuvent apparaître : spirales autonomes, yeux qui pourraient tout aussi bien être des ailes de papillon, dents qui partent dans tous les sens, pattes en forme de fleurs… Comparé au reste de l’œuvre, le tigre paraît déchaîner l’inconscient et faire fonctionner librement le pinceau.







Il est bien naturel de réussir un oiseau et de louper un tigre, direz-vous : quand on entend le gazouillis du volatile, on sort promptement son papier et son encre, tandis que le rugissement du tigre provoque en général une toute autre réaction.


Question d’observation, donc… Cela n’explique pas tout : les tigres rodaient dans la campagne et l'on devait avoir l’occasion de les observer, ne serait-ce qu’une fois morts, donc des peintres tout à fait capables de représenter des grues ou des daims de manière convaincante auraient forcément trouvé un moyen de capturer la ressemblance.





Au lieu de cela, il semble que ces peintres aient délibérément tourné le dos à la nature pour rechercher un résultat proche de l’artisanat du masque, qui tire ses origines d’un fond culturel très ancien, le substrat chamanique de la culture coréenne qui semble ici ressortir sous l’inspiration chinoise de la peinture :






Ces objets magiques à l’origine, devenus surtout des accessoires de théâtre populaire, sont composés de symboles simples qui ne deviennent des yeux, un nez une bouche que par leurs positions respectives sur le masque. La représentation du tigre a sans doute suivi un chemin assez analogue : les artisans se copiant les uns les autres, reprenaient les motifs imaginés par leurs prédécesseurs avec une stylisation toujours accrue, et l’ensemble de l’anatomie de l’animal a fini par être dissoute dans les dessins de sa peau, devenus des signes autonomes.





Contrairement à d’autres animaux, le tigre était donc perçu comme une créature légendaire en Corée, et c’est comme tel qu’il est représenté. Dans diverses cultures, il est je crois, fréquent qu’une illustration de mythe se perpétue de façon très stylisée, et que les motifs qui la composent acquièrent une dimension plus ornementale que figurative. On pourra comparer ces images avec certaines représentations du haut Moyen-âge en Europe, comme cette illustration d’un évangéliaire anglo-saxon du VIIIe siècle représentant un lion :





(Le lion de Saint Marc dans Évangile d'Echternach – fin VIIe ou début VIIIe)



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Dans le cas de notre tigre, deux ordres de légendes se sont probablement superposés. D’une part, les récits populaires, qui en ont fait une sorte d’équivalent du loup dans nos contes, ce qui est facilement compréhensible. Ce tigre peut parfois être humanisé, et par ailleurs tourné en dérision :



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Mais il existe d’autre part un récit beaucoup plus ancien mettant en scène cet animal, et qui se trouve être le mythe fondateur du pays : le fils du ciel serait descendu sur la terre et aurait mis en concurrence un tigre et un ours pour devenir sa femme et enfanter les hommes ; l’ours, vainqueur, aurait été humanisé, après quoi il aurait épousé le dieu, tandis que le tigre serait retourné dans les bois. On (je ne sais plus qui en particulier) a émis l’hypothèse que ces animaux auraient été les totems de deux peuples qui se seraient affrontés bien avant l’apparition des premiers royaumes, le clan de l’ours ayant vaincu le clan du tigre. Dans la lignée de ce mythe, le tigre est resté l’un des symboles du pays, associé à la force et donc connoté cette fois positivement.


Le tigre d’Asie n’a pas survécu à l’ère industrielle et a aujourd’hui disparu des montagnes coréennes. Il a donc tout à fait rejoint les lutins (Tokaepi) et les dragons dans l’imaginaire collectif.



Pour finir, un tigre un peu différent, du peintre animalier très reconnu Owon (ou Jang Seung-eop - 1843 - 1897), peut être une tentative de fusion tardive entre la grande peinture des lettrés (dont l’artiste n’avait pas l’honneur de faire partie) et l’imaginaire populaire:



(Accessoirement, la vie de ce peintre a inspiré un film, Ivre de femmes et de peinture d’Im Kwon-taek, un peu grandiloquent mais très pittoresque.)


PS: en cherchant d'autres reproductions je suis tombé sur un livre "Korean Art - Folk painting", par Roderick Whitfield et Yeol-su Yoon, Laurence King Publishing, 2003, partiellement mis en ligne.


On y trouve cette peinture:



Où la réduction du sujet à une série de trames quasi indépendantes est encore plus nette. (Toutefois, l'oeuvre n'est pas datée et pourrait très bien être de la main d'un calligraphe contemporain portant un regard réflexif sur sa culture).


lundi 29 octobre 2007

JK Rowling et JC Götting

Jusqu’à hier, je me contrefoutais d’Harry Potter comme de mon premier bouton de varicelle. Cela continue d’ailleurs un peu aujourd’hui. Mais en voyant une pub pour HP et les reliques de la mort, j’ai réalisé que les couvertures de l’édition française du cycle de JK Rowling étaient de Jean-Claude Götting, illustrateur au style chiadé et sophistiqué et auteur de bédés pas très grand public, dont les amateurs de littérature pour adultes auront également croisé çà et là des œuvres :



Bien sûr, le style des couvertures d’HP est un peu moins expressionniste:



Mais qu’un énorme best-seller ait des retombées sur la carrière d’un illustrateur et peintre somme toute assez indépendant, c’est déjà suffisamment incroyable pour être signalé.

vendredi 19 octobre 2007

Pointer du doigt

Quand on parle de peinture ou de sculpture, mieux vaut prendre le maximum de précautions pour ne pas considérer comme une seule et même chose l’œuvre et son « sens » ou « explication », pour ne pas dissoudre complètement le sensible dans le linguistique et nier à priori la possibilité d’une intelligence non verbale Ceci étant posé, il paraît difficile d’imaginer une œuvre figurative indépendante du langage. De fait la figuration semble se trouver toujours en porte-à-faux entre la parole et la simple observation (on pourrait mentionner, à titre d’exemple dans l’histoire de l’art chrétien, la tension entre une figuration-récit destinée à faire comprendre les saintes écritures aux analphabètes, et une figuration-trompe l’œil beaucoup plus sensible).

C’est à ce titre que l’on pourra trouver fascinante la représentation de ce geste :


qui constitue une sorte de mise en abyme de ce problème, l'artiste montrant pour ainsi dire son pouvoir de montrer. En effet, les linguistes considèrent d’ordinaire la monstration, le fait de pointer du doigt, comme un geste associé à la deixis, action permettant de se référer à une chose en parole sans préalable, simplement en la désignant (dans cette perspective, dire « ce chat qui est là » revient à le montrer pour en parler). On trouve peut-être là l’une des raisons de la charge dramatique de ce geste en peinture, sculpture, théâtre, etc., et de son effet de réel.




Représenter un personnage dans une attitude de monstration a longtemps été utilisé comme un artifice pour renforcer l’aspect concret de la scène représentée. De fait, dans l’art religieux, ce geste sert souvent à insister sur le fait que les miracles ne sont pas un vain mot :


Crucifixion de Matthias Grünewald - XVIe


Salomé par Gustave Moreau - XIXe


Désigner du doigt l’indicible étant la seule manière de le communiquer, cet artifice permet d’affirmer simultanément la réalité tangible et le mystère des miracles. L’effet est encore plus vertigineux quand le doigt pointe vers un hors champ, ce qui est le cas dans des représentations à caractère politique au XXe siècle.

La célèbre affiche de l’oncle Sam, par exemple, qui aspire littéralement le troufion à l’intérieur de l’image pour le recracher sous les bombes au Chemin des Dames, est peut-être l'image la plus autoritaire de tous les temps...



De nombreuses statues de Lénine doigtent le néant. Ici, ce sont des lendemains qui chantent qui sont désignés, plutôt qu’un hors champ. Un artiste particulièrement retors a réussi à donner une apparence de matérialité à une notion parmi les plus abstraites : l’Histoire.


Enfin, l’œuvre qui m’a suggéré tout ceci, c’est cette sculpture énigmatique de Giacometti :



On dirait le Lénine de tout à l’heure, à la fin des temps, rongé par l’oxydation. Ce qui était montré n’est de toute évidence plus là, et il ne reste qu’un geste sans objet. Par la position du bras gauche, qui suggère elle aussi un geste de communication, ce vestige semble interpeller quelqu’un d’absent en même temps qu’il pointe le vide. Inquiétant.


lundi 15 octobre 2007

Complément du billet précédent

À propos de Li Eung-no, dont je parlais dans l'article précédent, en regardant de nouveau sa bio et ses dates, je me suis aperçu qu'il a exposé à new York dès 1957, et qu'il a vécu à Paris à partir de 1964. Il était donc confirmé dans sa carrière internationale en 1976, lorsqu'il peignait ceci:




... deux ans avant la toute première exposition de Keith Haring, auquel je l'ai comparé, si l'on en croit les dates avancées. Est-ce une simple convergence ou bien le second aurait-il vu les oeuvres du premier? (ça paraît toutefois bien improbable, mais sait-on jamais? En tout cas, l'identité graphique sur laquelle Haring puis ses ayant-droits ont basé leur démarche marketing, ne semble finalement pas si originale que ça...)

vendredi 12 octobre 2007

Artiste Coréen: Li Eung-no

Des petits bonshommes



Plus de petits bonshommes






Encore des petits bonshommes





Toujours plus de petits bonshommes



D'énormes foules peintes à l'encre. C'est le travail du peintre Li Eung-no, qui évoque une synthèse improbable entre l'art traditionnel et les personnages de Keith Haring (ce qui apparaît plus nettement quand on envisage l'évolution de l'oeuvre du coréen, perceptible dans cette chronologie)

jeudi 4 octobre 2007

Le Disque rayé

Ça recommence encore. Tous les jours, juste avant treize heures, juste après treize heures trente, avant vingt heures ou après vingt heures trente, depuis… je ne sais pas, une bonne saison. Toujours le même spectacle. Je marche dans l’herbe à flanc de colline, ou peut-être de volcan éteint, je marche parmi d’autres marcheurs : nous allons de nos pas subtilement accordés mais légèrement décalés, et nos directions semblent converger. Au loin, d’autres gens passent nonchalamment, disséminés de sorte que les plus distants n’apparaissent que sous la forme de traits noirs verticaux à peine visibles.

Je marche, sachant très bien que, deux secondes plus tard, je vais m’arrêter pour saluer un homme et son double du dimanche, une perceuse à la main. Je m’arrête, je salue un homme et son double du dimanche, une perceuse à la main. Mes lèvres ont à se fendre d’un sourire excessif, comme si je devais adorer tout ce vert salade alentour, comme si je croyais au naturel de ce ciel limpide et engageant. Je reprends ma marche et je sais parfaitement que je vais la croiser, la grande blonde permanentée avec sa voix synthétique. Bingo, elle est là à parler dans le vide, et son timbre atone de répondeur se dilue dans cette musique d’ambiance qui nous environne depuis le début.

Je n’ignore pas non plus que va bientôt se dévoiler, dans un repli du terrain, le grand portique sous lequel elles devront bien toutes passer, ces figures éclatantes de plaisir incompréhensible, ces autres marcheurs qui viennent seuls ou par petits groupes, de toutes les directions et chacun selon son pas, mais reliés entre eux par une secrète chaîne de solidarité. Voilà, je passe la butte et tout se passe comme prévu : comment pourrait-il en être autrement ?

Aucun décalage, même le plus infime, ne saurait être introduit dans cette mécanique. Il ne pleuvra jamais pour moi sur le flanc de la colline. Aucun coup de soleil ne flétrira non plus ces pâquerettes et ces arbustes moutonnants dont je dois me farcir la vue à chaque fois. Ce n’est pas l’enfer. Bien sûr, nous n’arriverons jamais à passer vraiment le portique, nous ne serons pas réunis de l’autre côté pour cette mystérieuse communion qui nous est promise. Mais après tout, ce ne seraient peut-être encore que quelques instants de convivialité surgelée ? De toute façon, il n’y a pas lieu de supposer des choses car tout est réglé comme du papier à musique du début à la fin. C’est ainsi, c’est mon seul rôle ici, dans les limbes de cette publicité pour un forfait illimité tous numéros tous opérateurs.

dimanche 30 septembre 2007

Pendons la crémaillère.


Bien que ce ne soit pas vraiment un déménagement. Comme je l’expliquais sur mon Ramasse-miettes, il devenait nécessaire de classer à part un certain nombre d’articles, pour des raisons de place, d’abord, et ensuite parce que la présentation donnait l’impression que je traitais les artistes dont je parlais comme mes collègues. Comme ce blog reste lié à l’autre, on pourra y retrouver certaines de mes références, sujets d’admiration ou d’aversion (même si j’ai peu donné dans cette catégorie jusqu’alors). Le Ramasse-bave, ombre du Ramasse-miettes, sera donc quelque chose de plus conventionnel.

Pour ce premier article, c’est par hasard que j’ai choisi la peinture de Caspar David Friedrich (1774–1840). C’est un artiste auquel je pense rarement, mais à chaque fois qu’il m’est arrivé de tomber sur une reproduction d’une de ses œuvres, j’ai été surpris de la rapidité avec laquelle on reconnaît sa patte. Bien sûr, il y a la palette, les thèmes abordés (la présence courante de figures isolées, d’arbres tordus et d’architecture gothique). Mais je me demandais quand même ce qui pouvait faire distinguer de loin et très rapidement un Friedrich d’un Vernet (autre paysagiste de deux générations plus ancien).
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Lever de lune sur la mer, Friedrich (1822)





Naufrage, Vernet (vers 1760/70)



Bon, tout un tas de facteurs entrent en jeu, mais ce qui semble assez typique de la manière de Friedrich, c’est ce genre de composition :



Des arcs de cercle symétriques en haut et en bas d’une ligne d’horizon, ce que l’on perçoit très nettement sur certains paysages :


Grand enclos , vers 1832

Quand cela est moins évident, on trouve généralement la trace de cette figure dans la partie supérieure du tableau (à l'horizon):

L'Arbre solitaire, 1822

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"Le voyageur au-dessus de la mer de nuages", 1818


Même si ce n’est pas systématique : on trouve aussi des compositions de droites horizontales et diagonales


"La Mer de glace", 1824

dans cette belle illustration de l'horreur polaire vue par le XIXe siècle, analysée dans un ancien article de "la boîte à images".

Ce que je me demande, c’est si cette composition en arcs de cercles accentuant l’effet panoramique existait avant les prémisses du romantisme. Graphiquement, c’est de la perspective, mais le sens semble différent de ce que pourrait sous-tendre une perspective avec point de fuite. Dans ce dernier cas, c’est l’aspect accidentel du point de vue qui est souligné (puisque tout concourt vers un point et qu’il y a une infinité de points dans l’univers). Tandis qu’avec cette composition en paraboles ou arcs de cercles, on a la sensation du tout, de l’unité, de l’englobement du sujet peint dans une sphère plus vaste.


Par ailleurs, je pense que cette vision romantique de l’univers a influencé plusieurs générations d’illustrateurs de traités d’astronomie, en particulier celui de l’ouvrage « Sur les autres mondes » de Lucien Rudaux (1937), où l’on ne perd jamais une occasion de représenter un lever d’astre énorme sur un monde dépouillé. Un condensé d’astronomie, finalement, puisque l’illusion de la platitude y côtoie l’illustration de la rotondité des mondes:
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