vendredi 30 mai 2008

Quelques citations de Freud sur le rêve, la fonction, et le plaisir.

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En recherchant par où la démarche fonctionnaliste s’est introduite dans les réflexions sur l’imaginaire, le premier exemple qui m’est venu à l’esprit est celui de Freud lorsqu’il pose la « fonction du rêve », attirant l’attention de la recherche sur l’onirisme.


Pour obtenir une reconnaissance scientifique, Freud a été tenu de se plier aux impératifs de présentation des sciences de la vie, pour lesquelles la définition fonctionnelle repose sur le fait que tout ce qui occupe une place dans l’organisme peut être l’objet d’une expérience mettant en évidence son implication dans des processus physiologiques. Ainsi, l’ouverture de l’Introduction à la psychanalyse tient du passage en force :



« On vous a habitués à assigner aux fonctions de 1'organisme et à leurs troubles des causes anatomiques, à les expliquer en vous plaçant du point de vue de la chimie et de la physique, à les concevoir du point de vue biologique, mais jamais votre intérêt n'a été orienté vers la vie psychique dans laquelle culmine cependant le fonctionnement de notre organisme si admirablement compliqué. C'est pourquoi vous êtes restés étrangers à la manière de penser psychologique et c'est pourquoi aussi vous avez pris l'habitude de considérer celle-ci avec méfiance, de lui refuser tout caractère scientifique et de l'abandonner aux profanes, poètes, philosophes de la nature et mystiques. »



Pour s’exprimer selon les critères de la biologie, Freud est ensuite conduit à élaborer des fonctions utopiques, à définir le rôle de quelque chose qui n’a de place nulle part. Sa première préoccupation est d’attribuer au rêve un métier décent :


« nous aboutirons, par le chemin le plus court, à des conclusions sur la fonction du rêve. En tant que réaction à l'excitation psychique, le rêve doit avoir pour fonction d'écarter cette excitation, afin que le sommeil puisse se poursuivre. Par quel moyen dynamique le rêve s'acquitte-t-il de cette fonction? C'est ce que nous ignorons encore ; mais nous pouvons dire d'ores et déjà que, loin d'être, ainsi qu'on le lui reproche, un trouble-sommeil, le rêve est un gardien du sommeil qu'il défend contre ce qui est susceptible de le troubler. Lorsque nous croyons que sans le rêve nous aurions mieux dormi, nous sommes dans l'erreur ; en réalité, sans l'aide du rêve, nous n'aurions pas dormi du tout. C'est à lui que nous devons le peu de sommeil dont nous avons joui. Il n'a pas pu éviter de nous occasionner certains troubles, de même que le gardien de nuit est obligé de faire lui-même un certain bruit, lorsqu'il poursuit ceux qui par leur tapage nocturne nous auraient troublés dans une mesure infiniment plus grande. »

Même ouvrage, chapitre 8 : « rêves enfantins »




(Le Rêve - Picasso)

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Partant de là, Freud attribue au rêve une autre « fonction », la réalisation des désirs, afin que ceux-ci n’accélèrent pas le réveil :


« Tout le monde connaît le proverbe : « Le porc rêve de glands, l'oie rêve de maïs »; ou la question : « De quoi rêve la poule? » et la réponse : « De grains de millet. » C'est ainsi que descendant encore plus bas que nous ne l'avons fait, c'est-à-dire de l'enfant à l'animal, le proverbe voit lui aussi dans le contenu du rêve la satisfaction d'un besoin. »


De cette façon, la fonction du rêve est établie. Fait amusant, toute critique de la psychanalyse par le patient est par ailleurs jugée non fonctionnelle, au chapitre 19, « Résistance et refoulement » :


« le même malade abandonne et reprend son attitude critique un nombre incalculable de fois au cours de l'analyse. Lorsque nous sommes sur le point d'amener à sa conscience une fraction nouvelle et particulièrement pénible des matériaux inconscients, il devient critique au plus haut degré; s'il a réussi précédemment à comprendre et à accepter beaucoup de choses, toutes ses acquisitions se trouvent du coup perdues ; dans son attitude d'opposition à tout prix, il peut présenter le tableau complet de l'imbécillité affective. Mais si l'on a pu l'aider à vaincre cette résistance, il retrouve ses idées et recouvre sa faculté de comprendre. Sa critique n'est donc pas une fonction indépendante et, comme telle, digne de respect : elle est un expédient au service de ses attitudes affectives, un expédient guidé et dirigé par sa résistance. »



Mais à d’autres endroits, Freud semble percevoir beaucoup mieux le piège du fonctionnalisme. Lorsque, par exemple, il établit une distinction entre sexualité et reproduction. Ce qui n’écarte pas certaines difficultés lorsqu’il est question, par exemple, de définir les perversions (tout en condamnant le mépris de la société de son époque à leur égard) :

« Mais ensuite vient toute une série d'anormaux dont l'activité sexuelle s'écarte de plus en plus de ce qu'un homme raisonnable estime désirable. Par leur variété et leur singularité, on ne pourrait les comparer qu'aux monstres difformes et grotesques qui, dans le tableau de P. Breughel, viennent tenter saint Antoine, ou aux dieux et aux croyants depuis longtemps oubliés que G. Flaubert fait défiler dans une longue procession sous les yeux de son pieux pénitent. Leur foule bigarrée appelle une classification, sans laquelle on serait dans l'impossibilité de s'orienter. Nous les divisons en deux groupes : ceux qui, comme les homosexuels, se distinguent des normaux par leur objet sexuel, et ceux qui, avant tout, poursuivent un autre but sexuel que les normaux. Font partie du premier groupe ceux qui ont renoncé à l'accouplement des organes génitaux opposés et qui, dans leur acte sexuel, remplacent chez leur partenaire l'organe sexuel par une autre partie ou région du corps. Peu importe que cette partie ou région se prête mal, par sa structure, à l'acte en question : les individus de ce groupe font abstraction de cette considération, ainsi que de l'obstacle que peut opposer la sensation de dégoût (ils remplacent le vagin par la bouche, par l'anus). Font encore partie du même groupe ceux qui demandent leur satisfaction aux organes génitaux, non à cause de leurs fonctions sexuelles, mais à cause d'autres fonctions auxquelles ces organes prennent part pour des raisons anatomiques ou de voisinage. Chez ces individus les fonctions d'excrétion que l'éducation s'applique à faire considérer comme indécentes monopolisent à leur profit tout l'intérêt sexuel. Viennent ensuite d'autres individus qui ont totalement renoncé aux organes génitaux comme objets de satisfaction sexuelle et ont élevé à cette dignité des parties du corps tout à fait différentes : le sein ou le pied de la femme, sa natte. D'autres individus encore ne cherchent même pas à satisfaire leur désir sexuel à l'aide d'une partie quelconque du corps ; un objet de toilette leur suffit : un soulier, un linge blanc. Ce sont les fétichistes. Citons enfin la catégorie de ceux qui désirent bien l'objet sexuel complet et normal, mais lui demandent des choses déterminées, singulières ou horribles, jusqu'à vouloir transformer le porteur de l'objet sexuel désiré en un cadavre inanimé, et ne sont pas capables d'en jouir tant qu'ils n'ont pas obéi à leur criminelle impulsion. Mais assez de ces horreurs! »
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(Pieter Brueghel, mais ce n'est pas la Tentation...,
c'est La Chute des anges déchus)
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« L'autre grand groupe de pervers se compose d'individus qui assignent pour but à leurs désirs sexuels ce qui, chez les normaux, ne constitue qu'un acte de préparation ou d'introduction. Ils inspectent, palpent et tâtent la personne du sexe opposé, cherchent à entrevoir les parties cachées et intimes de son corps, ou découvrent leurs propres parties cachées, dans l'espoir secret d'être récompensés par la réciprocité. Viennent ensuite les énigmatiques sadiques qui ne connaissent d'autre plaisir que celui d'infliger à leur objet des douleurs et des souffrances, depuis la simple humiliation jusqu'à de graves lésions corporelles ; et ils ont leur pendant dans les masochistes dont l'unique plaisir consiste à recevoir de l'objet aimé toutes les humiliations et toutes les souffrances, sous une forme
symbolique ou réelle.[etc., etc.] »

Chp 20 : La vie sexuelle de l’homme.


Malgré toutes les précautions prises, c’est bien par rapport à la fonction organique que sont définies toutes les perversions. L’hypothèse de recherche devient préjugé, et le jugement de valeur n'est jamais loin. Bien sûr, on enfonce les portes ouvertes en soulignant la pruderie de Freud, mais il y a un autre grain de sable, dans une méthode qui a été beaucoup imitée.


Plus loin, pour rendre compte de la tendance hédoniste, la notion de fonction intervient de nouveau à un autre degré :


« En ce qui concerne les tendances sexuelles, il est évident que du commencement à la fin de leur développement elles sont un moyen d'acquisition de plaisir, et elles remplissent cette fonction sans faiblir. Tel est également, au début, l'objectif des tendances du moi. Mais sous la pression de la grande éducatrice qu'est la nécessité, les tendances du moi ne tardent pas à remplacer le principe de plaisir par une modification. La tâche d'écarter la peine s'impose à elles avec la même urgence que celle d'acquérir du plaisir ; le moi apprend qu'il est indispensable de renoncer à la satisfaction immédiate, de différer l'acquisition de plaisir, de supporter certaines peines et de renoncer en général à certaines sources de plaisir. »

Chap 22

À travers la formule « moyen d’acquisition de plaisir », Freud annonce la découverte système de récompense hormonal que les neurologues mettront plus tard en évidence dans le cerveau. Par contre, cette dissection du principe de plaisir rend indifférent que l’acte ait lieu ou non, par rapport à son effet. On pourrait facilement en venir à ce type d’assertion : « tout ce qui intéresse les gens dans la vie, c’est la dopamine (même pas le cul) ». Un peu comme si un pilote d’avion vous disait : « si vous allez de Paris à Séoul, c’est parce que votre avion a des ailes ». En y réfléchissant bien, tant que l’on ne sort pas de la perspective fonctionnaliste, ce n’est pas si dépourvu de sens que ça, mais ce type de phrase est caractéristique de l’enfermement d’une discipline dans son ghetto.


(Cinq rêves - peinture aborigène
de Michael Nelson Tjakamarra - 1984)


À l’autre extrémité, il y a la question des limites de la vie, dont, pris dans son ensemble, le vivant paraît seulement pouvoir profiter et non tirer un profit à moins d’emporter quelque chose dans l’au-delà :

« La sexualité est en effet la seule fonction de l'organisme vivant qui dépasse l'individu et assure son rattachement à l'espèce. Il est facile de se rendre compte que l'exercice de cette fonction, loin d'être toujours aussi utile à l'individu que l'exercice de ses autres fonctions, lui crée, au prix d'un plaisir excessivement intense, des dangers qui menacent sa vie et la suppriment même assez souvent. Il est en outre probable que c'est à la faveur de processus métaboliques particuliers, distincts de tous les autres, qu'une partie de la vie individuelle peut être transmise à la postérité à titre de disposition. Enfin, l'être individuel, qui se considère lui-même comme l'essentiel et ne voit dans sa sexualité qu'un moyen de satisfaction parmi tant d'autres, ne forme, au point de vue biologique, qu'un épisode dans une série de générations, qu'une excroissance caduque d'un protoplasme virtuellement immortel, qu'une sorte de possesseur temporaire d'un fidéicommis destiné à lui survivre. »

Chp 26 sur le narcissisme :


Mais, c’est là une particularité de notre conscience historique, on ne voit plus trop ce que l’humanité va gagner au terme de cette course de relais. D’autre part on perçoit dans les procédés qui mettent au jour le fonctionnement du vivant un automatisme, un vice de forme qui entraîne la fuite en avant la plus irraisonnée : la fonction de la recherche est de mettre en évidence des fonctions, la fonction de la technique est de produire des outils, la fonction du technicien est d’utiliser des outils, tout le reste est poésie, mysticisme et rêveries, oui mais le rêve a une fonction, qu’on ne peut connaître s’il reste un rêve, il doit par conséquent être l’objet d’une recherche, etc.,etc. – quant à la critique, il n’y en a pas. C’est un cercle, et qui ne semble pas tout à fait vertueux. Si la perversion est le fait de se détourner de la fonction, alors il doit s’en être glissé une quelque part, parce que tout semble construit uniquement pour servir d’ostensoir à l’outil. Aujourd’hui encore, beaucoup d’analyses fonctionnelles de l’imaginaire, du rêve, de l’art, etc. tombent dans ce travers qui consiste à poser l’objet d’étude en introduction et à le ressortir comme une brillante découverte en conclusion – ce qui n’exclut pas que des intuitions fertiles se glissent entre les deux bouts.
(Bon, à ce propos, il va falloir que je mette un terme à cette série de billets qui a débuté à propos de l'art pariétal, et que je prenne le temps de me relire.)




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mercredi 21 mai 2008

La Patate ou la rose!

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Quand les volutes de l’art nouveau sont devenues trop envahissantes, un besoin forcené d’angles droits est apparu, chez un public lassé… Une manière peut-être un peu simpliste de présenter les choses, mais on ne peut nier que la condamnation fonctionnaliste de la décoration dans les arts appliqués soit née d’un contexte historique bien précis.


« De la fonction naît la forme ». C’est par cette formule que la modernité a clôturé un vieux débat sur l’utile et l’agréable qui avait atteint au dix-neuvième siècle son paroxysme, dans la confrontation du plaisir aristocratique des beaux-arts, ainsi que de son prolongement dans les chefs d’œuvre de l’artisanat, avec le travail utilitaire des salariés de l’industrie.


Pris entre deux feux, la morale d’entrepreneurs d’un côté et les prémisses du socialisme de l’autre, les esthètes tombaient fréquemment dans la fâcheuse posture du défenseur de la rose contre la pomme de terre – image choisie par Gautier pour illustrer un pamphlet contre l’utilitarisme :


« Y a-t-il quelque chose d'absolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous sommes ? D'abord, il est très peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. […].

Ensuite, l'utilité de notre existence admise a priori, quelles sont les choses réellement utiles pour la soutenir ? De la soupe et un morceau de viande deux fois par jour, c'est tout ce qu'il faut pour se remplir le ventre, dans la stricte acception du mot. L'homme, à qui un cercueil de deux pieds de large sur six de long suffit et au-delà après sa mort, n'a pas besoin dans sa vie de beaucoup plus de place. Un cube creux de sept à huit pieds dans tous les sens, avec un trou pour respirer, une seule alvéole de la ruche, il n'en faut pas plus pour le loger et empêcher qu'il ne lui pleuve sur le dos. Une couverture, roulée convenablement autour du corps, le défendra aussi bien et mieux contre le froid que le frac de Staub le plus élégant et le mieux coupé.
Avec cela, il pourra subsister à la lettre. On dit bien qu'on peut vivre avec 25 sous par jour ; mais s'empêcher de mourir, ce n'est pas vivre ; et je ne vois pas en quoi une ville organisée utilitairement serait plus agréable à habiter que le Père-la-Chaise.

Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu'aux roses.

A quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu'une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes.

Tout ce qui est utile est laid, car c'est l'expression de quelque besoin, et ceux de l'homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. - L'endroit le plus utile d'une maison, ce sont les latrines. Moi, n'en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, - et j'aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu'ils me rendent. Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout, et celui de mes talents que j'estime le plus est de ne pas deviner les logogriphes et les charades. »

Théophile Gautier - Préface de Mademoiselle de Maupin (1835)

Une tentative d’unification de l’utile et du beau devait conduire à une réélaboration du sens de l’adjectif « fonctionnel », apparu d’abord pour qualifier les éléments relatifs aux fonctions organiques (alors que le terme beaucoup plus ancien de fonction est, à l’origine, relatif au rôle des individus dans la société). C’est en référence à ces fonctions vitales que le mot s’est finalement appliqué à ce « dont la forme convient parfaitement à la destination. ». Placer, dans le domaine esthétique également, la fonction avant la forme, offrait la perspective de dépasser une polémique stérile.


La forme ainsi redéfinie, un texte philosophique fondateur, en particulier, voyait sa signification transformée : le passage à propos des « trois lits » dans la République de Platon.




Cet exemple illustre la théorie platonicienne de la participation des objets à l’intelligible. Les trois lits dont il est question sont l’objet donné, la Forme unique qui le détermine, et la pâle copie qui le dégrade (la peinture).


Subordonner la Forme intelligible à la fonction, c’est perpétuer la tradition grecque tout en inversant une partie de ses valeurs : au lieu d’esclaves assurant les besoins d’hommes libres afin que ces derniers s’adonnent à la contemplation intellectuelle de la beauté, ce seront des techniciens qui produiront la beauté en suivant tout simplement la pente de leurs nécessités vitales. La beauté comme milieu ambiant du travail et du progrès : une utopie présente dans l’idéologie de nombreuses avant-gardes des années 1910-20 (futurisme, esprit nouveau…).


Mais tandis que l’utilitarisme, se donnant pour esprit pratique, pouvait se prévaloir d’un ancrage solide dans le réel, le fonctionnalisme semble devoir compenser son gain de créativité par une certaine confusion entre le concret et l’abstrait, le froid pragmatisme et une bizarre extase. On ne saura plus vraiment si le point de départ de la démarche est « l’essentiel est que cet objet fonctionne » ou bien « quelle est l’essence fonctionnelle de cet objet ? ». Dans le second cas, le lien de l’objet à la Fonction définit un nouvel idéalisme qui peut facilement être mis en difficulté.


En effet, si l’on reconsidère à présent les mots de Gautier en dehors de leur caractère réactionnaire et provocateur qui conduit à un résumé hardi des besoins de l’homme à leur inévitable côté scatologique, on y décèlera une critique de la notion d’utilité qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à celle de fonction :
1- la somme des fonctions vitales est la vie qui n’a aucune fonction apparente susceptible d’être l’objet d’un consensus.
2- toute fonction peut toujours être considérée comme superflue par rapport à une fonction plus vitale. La pensée en terme de fonctions conduit de fil en aiguille à la définition d’un minimum vital, à un minimalisme dogmatique. (Chose frappante, la phrase « s'empêcher de mourir, ce n'est pas vivre » préfigure malgré des intentions très éloignées les termes par lesquels Marx et Engels décriront la situation pécuniaire de l’ouvrier du dix-neuvième, à qui l’on accorde seulement de quoi reproduire sa vie ramenée à sa plus simple expression.)
3- l’amour ne fait pas vraiment envie quand on l’envisage sous l’angle purement fonctionnel de la procréation. Il y a un côté frigide dans tout le fonctionnalisme.


Trois contre-arguments qui peuvent être rapportés à ceci : la fonction est affaire de définition ; or une définition n’est jamais complète et on peut par ailleurs la trafiquer pour qu’elle accueille ce que l’on veut. Ce jeu d’inclusion et d’exclusion permet tour à tour de justifier ou de mettre en cause l’aspect fonctionnel de n’importe quoi. Par ailleurs, l’activité productive de l’imagination se voit cantonnée dans les strictes limites que lui impose la définition, formulation linguistique du concept qu’elle ne peut plus dépasser. À moins qu’on libère la faculté imaginative en douce, sans le dire, quitte à renouer avec les idéaux classiques, l’esthétique du sublime ou les nombres magiques


En tout cas, certains théoriciens des arts, lettres et sciences humaines se sont bien défendus contre tous les soupçons de superfluité dont ils auraient pu être objets, en plaçant le mot « fonction » devant tout ce qui bouge. On aura ainsi pu parler de fonction poétique (Jakobson), de fonction religieuse, de fonction ornementale, érotique, ludique etc.


Et puis, au milieu de tout cela, il y a un problème épineux, toujours très débattu : la fonction du rêve.





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mercredi 14 mai 2008

Le Putsch publicitaire

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Quelle meilleure preuve de la traîtrise des images et du langage qu’une publicité mensongère, qui nous montre une marchandise telle qu’elle n’est pas ?


Oui mais c’est une question de point de vue : pour le publicitaire, les représentations peuvent au contraire paraître de bons petits soldats, qui ne quittent jamais le rang sauf erreur de commandement. L’image opère, plus souvent qu’elle ne trahit.


Quant au consommateur, on peut toujours l’avertir : « attention, la pub vous ment ! ». Cependant, ce n’est pas toujours le mot juste. Que l’on vende par exemple du café en évoquant un corps nu puis en déplaçant le désir vers la tasse, quel nom donner à cela ? Manipulation ? C’est justement là que la mise en garde générale et de pure forme, la construction d’un rempart censé isoler le réel de ce qui ne l’est pas, n’est d’aucune utilité.





« Voici une belle voiture, voici Cuba, voici du chocolat… », la pub s’appuie sans contradiction sur la logique des imagiers : une impression visuelle, une brève parole, et un produit qui n’est pas encore entre les mains du spectateur… cela, il ne tient qu’à lui de se donner les moyens de le réparer. La seule chose qui compte est qu’étant vue un grand nombre de fois, l’image reçoive une proportion suffisante d’accueils favorables. Autrement dit, qu’assez de personnes obéissent plus ou moins consciemment à l’impératif « Vois-ci ».


Qu’une personne normale ne tente pas de mordre à pleine dents une tablette de Milka qui passe sur un écran vidéo, cela ne signifie pas pour autant qu’elle puisse réaliser sans effort que les carrés de chocolat visibles ne sont en fait que des amas de pixels totalement étrangers à ce qu’ils représentent. Si l’image lui donne une fringale de chocolat, ce n’est certainement pas en lui expliquant qu’elle a été victime d’une illusion qu’on lui en coupera l’envie (ce serait par contre la taxer de crétinerie, alors que son QI a peu à voir là-dedans).




La limite est assez floue entre l’esthétique publicitaire et ce fourre-tout que l’on appelle « industrie du divertissement ». Si l’histoire des affichistes est au départ étroitement liée aux avant-gardes de la peinture, on observe par la suite une prise de distance des plasticiens par rapport à ces manifestations euphoriques de l’image. Rien d’étonnant à ce que ce désaveu coïncide avec la découverte des résultats de la propagande dans les régimes totalitaires, et le début de l’asphyxie publicitaire en d’autres endroits. Mais parvenus à ce point où l’échafaudage de nos désirs repose en majeure partie sur des médias qui n’ont rien à voir avec les circuits traditionnels de l’art, nous pouvons nous demander si les postures ironiques ou puristes de cette réaction à la culture de masse ont constitué un contrepoids efficace, ou si au contraire elles ont accéléré la prise de pouvoir de leur adversaire.



Car à partir du moment où les artistes se sont contentés d’exposer l’absurdité du jugement de goût ou de se replier sur le mot « art » en des tentatives purement lexicologiques, le terrain qu’ils quittaient, celui de l’appétit intéressé, était trop riche pour rester à l’abandon. La passation des clés a coïncidé avec le rejet de la théorie esthétique, dont cet « appétit intéressé » est tout à la fois l’autre face et le substrat, selon cette formule concise d’Agamben :

« La face tournée vers l’artiste est la réalité vivante où il lit sa promesse de bonheur [référence à Stendhal, De L’Amour, NDR] ; mais l’autre face, celle qui est tournée vers le spectateur, est un ensemble d’éléments sans vie qui ne peut que se refléter dans l’image qu’en renvoie le jugement esthétique »
(dans L’Homme sans contenu - 1996)

… livre où l’auteur explique aussi pourquoi, à son avis, le moment d’en finir complètement avec l’esthétique n’est pas encore venu.




En finir avec l’esthétique… C’est le pas que pensait avoir déjà franchi l’art conceptuel, avec des œuvres telles que One and three chairs. Kosuth l’affirme en ces termes dans le texte qui constitue son manifeste* :

« Les considérations esthétiques sont toujours indéniablement étrangères à la fonction, ou à la « raison d’être » d’un objet. Sauf, bien entendu, si la raison d’être du dit objet est strictement esthétique. Un exemple d’objet purement esthétique, c’est l’objet décoratif, puisque la première fonction de la décoration est « d’ajouter un plus, de manière à rendre plus attractif ; embellissement ; ornement », ce qui a directement à voir avec le goût. Et cela nous conduit directement à l’art « formaliste » et à la critique. L’art formaliste (peinture et sculpture) est l’avant-garde de la décoration, et, pour parler de façon stricte, on peut raisonnablement avancer que sa condition artistique est à ce point minimale que dans tous ses aspects fonctionnels, ce n’est en rien de l’art, mais de purs exercices d’esthétique. »


(« Aesthetic considerations are indeed always extraneous to an object’s function or “reason-tobe.” Unless of course, that object’s reason-to-be is strictly aesthetic. An example of a purely aesthetic object is a decorative object, for decoration’s primary function is “to add something to, so as to make more attractive; adorn; ornament,” and this relates directly to taste. And this leads us directly to “formalist” art and criticism. Formalist art (painting and sculpture) is the vanguard of decoration, and, strictly speaking, one could reasonably assert that its art condition is so minimal that for all functional purposes it is not art at all, but pure exercises in aesthetics. »)


*J Kosuth – Art after Philosophy


L’artiste conceptuel tire de cette réflexion un prétexte pour abandonner sans remords l’ancienne matière de l’art à la « culture du kitsch » et à la « technologie », et se soucier uniquement de son positionnement par rapport à la philosophie (à la logique).Et l’on remarque que, comme d’habitude, c’est le terme de « fonction » qui est d’abord posé et défini, suivi de « décoration », sa contrepartie. Mais c’est inverser la perspective que nous offre l’histoire des arts, au sein de laquelle la « fonction » apparaît plutôt en réaction à l’ornement…
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- Images: 1) vitrine du bon marché, 2) affiche pour une chaîne de vêtements (2004), 3) affiche de Raymond Savignac, 4) Dubo, Dubon... : affiche de Cassandre, 5) affiche de Toulouse-Lautrec, 6) maison de l'architecte Victor Horta à Bruxelles.


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vendredi 2 mai 2008

"Proposition artistique"?

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On distingue en général deux grands courants dans l’art dit conceptuel, selon le sens qu’on prête à ce dernier mot : la première acception repose sur l’idée que l’œuvre est autant dans la conception que dans la réalisation, c’est par exemple la position de l’artiste Sol LeWitt – due en partie à son expérience d’architecte dans le bureau de Pei (notre problème de Tour Eiffel…) ; une autre tendance, dont relève l’œuvre ci-dessus, s’attache plutôt aux concepts du langage, se réclamant d’un mouvement philosophique bien défini.


Cette deuxième tendance nous est plus obscure en tant que public français, car les circonstances ont voulu qu’au moment où les USA affirmaient leur domination sur le marché de l’art (avec notamment la situation de quasi-toute-puissance de la revue Artpress), et où un effet de mode a eu lieu autour du conceptuel, des prises de bec entre les dandys français de la pensée et les tenants parfois vindicatifs de la philosophie analytique anglo-saxonne ont retardé la diffusion de cette dernière dans notre pays (hormis parmi les linguistes ou dans certains milieux universitaires précis).


Jusque dans les années 1990, c’est encore avec une certaine perplexité que les étudiants de beaux-arts étaient confrontés à certaines œuvres dont l’explication se limitait, par chez nous, à quelques mantras obscurs : « littéralité », « l’art qui parle de lui-même », « j’ai un concept », etc.


Wittgenstein, donc… Il me semble que pour cerner la place de l’image dans One and three chairs, on peut tout d’abord évoquer la théorie du langage-tableau telle qu’elle est développée dans son traité logico-philosophique (dont le nom latin fait trop peur) : dans les années 1910, Ludwig Wittgenstein disait être tombé sur une page de magazine où était tentée la reconstitution d’un accident de voiture à l’aide d’illustrations. Différents schémas émettaient plusieurs hypothèses sur les moments de cet accident. Ces schémas, en ce qu’ils organisaient un certain nombre d’éléments dans un ordre logique censé refléter des états de choses, lui ont semblé comparables à une assertion verbale construite selon des règles syntaxiques. Le traité se base donc sur l’idée qu’en logique « nous nous faisons des images du monde »
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NDR: la citation exacte est "nous nous faisons des images des faits". Des extraits du texte sont lisibles ici.
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et qu’en ce qui concerne la coïncidence de la configuration de leurs éléments avec la forme de l’état de choses décrit, on ne peut rien dire de plus : cela se montre dans la confrontation de la proposition et de ce qu’elle décrit. Les assertions, les propositions complexes par lesquelles nous formulons notre connaissance du monde seraient donc décomposables en « propositions élémentaires », soit vraies, soit fausses.


Pour l’auteur de cette théorie, une chaise pourrait bien être représentée par une croix ou une patate dans le tableau si cela n’en change pas le sens, tandis que Kosuth a délibérément choisi une photo comme intermédiaire entre la chaise et sa définition : il occupe ainsi une position médiane (médiatrice ?) entre la quête illusionniste de l’aussi vrai que nature et la conception de l’image évoquée ci-dessus (les dictionnaires, d’ailleurs, emploient au choix de « bonnes » photos ou des illustrations schématiques pour étayer leurs définitions).


Par la suite, Wittgenstein remettra en question presque tout ce qu’il a tenté d’établir dans son premier traité. Réfléchissant sur des langues communes telles que l’allemand ou l’anglais, il conclura en particulier que la plupart de nos certitudes se fondent sur des actes de foi en des croyances transmises avec la langue, et non sur des propositions élémentaires contrôlables. Il s’apercevra en outre qu’une part très importante de nos propos ne consiste pas en de pures assertions (ouvrant ainsi la voie à la théorie des actes de langage).


Le dernier écrit de sa vie, De la certitude, analyse le cheminement par lequel nous pouvons être conduits au doute généralisé (solipsisme, doute cartésien), à partir d’une mauvaise compréhension du jeu consistant à nommer des objets. Le livre part du constat que nous sommes quelquefois tentés de placer les mots « je sais » devant des évidences du type : [je sais que] ceci est un arbre. Ainsi, comme la « saisie immédiate des choses » coïncide aussitôt avec la saisie de leurs noms (et n’est dès lors plus immédiate à proprement parler), je peux avoir l’impression que sur un certain socle de formules évidentes (j’ai deux mains, la terre existait avant moi, etc.) « Dieu lui-même ne saurait rien me conter ». Par là, je confonds une certitude mise en forme, exprimée ou présupposée par une langue qu’enfant, j’ai apprise, avec un savoir fondé, portant sur une réalité extérieure. Et comme je ne peux pas m’empêcher de mettre ce type de savoir en question, ces certitudes qui n’ont pas de meilleure preuve qu’elles-mêmes peuvent devenir l’objet d’un soupçon généralisé. (Ce que je tentais parfois maladroitement de reformuler à propos du tableau de Magritte, qui semble supposer : on sait bien ce que c’est que cet objet qui n’est pas là maintenant mais qui est nommé et peint).
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Pour en revenir aux trois chaises, cela signifie que la présence de l’objet même dans l’œuvre n’est censée apporter aucune conscience supérieure par rapport à sa réalité, mais juste rappeler la manière dont il tombe, en tant qu'exemple, sous la définition proposée (qui détermine un concept et une classe d’objets). Par la suite, Kosuth n'intègrera plus ni objet, ni image à ses travaux, mais seulement des agrandissements de définitions (selon ce mouvement assez fréquent qui part d’une interrogation sur l’articulation du langage et du monde pour traiter finalement l’un ou l’autre comme quantité négligeable).




Il me semble que ses « propositions artistiques » trahissent leur référence principale au moins sur un point : alors que Wittgenstein, dans ses écrits, avait délimité soigneusement en creux le domaine de l’éthique et de l’esthétique, dont il pensait avoir prouvé que les règles ne pouvaient pas être énoncées par des propositions, le plasticien, qui passe pourtant par le circuit habituel de l’art, a proclamé autoritairement que ses oeuvres n’avaient rien a voir avec l’esthétique, qu’elles en constituaient un dépassement. Mais quelle est la valeur d’un décret de ce genre ? Si l’on fait ellipse du contexte philosophique et du commentaire abondant autour des œuvres de Kosuth, rien dans leur forme seule ne signale qu’elles doivent être soustraites à la contemplation et donner lieu à la réflexion. Après tout, elle est très jolie cette chaise, très excitante : s’il a choisi celle-là plutôt qu’une autre, c’est peut-être qu’il avait un faible pour elle…


Je plaisante à peine. Dans les conditions historiques de réception où nous continuons à évoluer il suffit de décréter qu’un objet n’a rien à voir avec l’esthétique pour que justement un doute surgisse à ce sujet. Ainsi, il semble bien qu’il existe une esthétique conceptuelle, dont se sont inspirés par exemple certaines images et scénographies conçues pour le marketing du magasin le Bon Marché à Paris :






Cette photo d’une vitrine a été récupérée ici.

(J’aurais voulu retrouver une affiche pour le Bon Marché encore plus proche du travail de Kosuth, sur laquelle une femme tenait un gâteau qui n’était rien d’autre qu’un cube noir portant l’inscription « gâteau » en caractères d’imprimerie…).

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