vendredi 2 mai 2008

"Proposition artistique"?

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On distingue en général deux grands courants dans l’art dit conceptuel, selon le sens qu’on prête à ce dernier mot : la première acception repose sur l’idée que l’œuvre est autant dans la conception que dans la réalisation, c’est par exemple la position de l’artiste Sol LeWitt – due en partie à son expérience d’architecte dans le bureau de Pei (notre problème de Tour Eiffel…) ; une autre tendance, dont relève l’œuvre ci-dessus, s’attache plutôt aux concepts du langage, se réclamant d’un mouvement philosophique bien défini.


Cette deuxième tendance nous est plus obscure en tant que public français, car les circonstances ont voulu qu’au moment où les USA affirmaient leur domination sur le marché de l’art (avec notamment la situation de quasi-toute-puissance de la revue Artpress), et où un effet de mode a eu lieu autour du conceptuel, des prises de bec entre les dandys français de la pensée et les tenants parfois vindicatifs de la philosophie analytique anglo-saxonne ont retardé la diffusion de cette dernière dans notre pays (hormis parmi les linguistes ou dans certains milieux universitaires précis).


Jusque dans les années 1990, c’est encore avec une certaine perplexité que les étudiants de beaux-arts étaient confrontés à certaines œuvres dont l’explication se limitait, par chez nous, à quelques mantras obscurs : « littéralité », « l’art qui parle de lui-même », « j’ai un concept », etc.


Wittgenstein, donc… Il me semble que pour cerner la place de l’image dans One and three chairs, on peut tout d’abord évoquer la théorie du langage-tableau telle qu’elle est développée dans son traité logico-philosophique (dont le nom latin fait trop peur) : dans les années 1910, Ludwig Wittgenstein disait être tombé sur une page de magazine où était tentée la reconstitution d’un accident de voiture à l’aide d’illustrations. Différents schémas émettaient plusieurs hypothèses sur les moments de cet accident. Ces schémas, en ce qu’ils organisaient un certain nombre d’éléments dans un ordre logique censé refléter des états de choses, lui ont semblé comparables à une assertion verbale construite selon des règles syntaxiques. Le traité se base donc sur l’idée qu’en logique « nous nous faisons des images du monde »
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NDR: la citation exacte est "nous nous faisons des images des faits". Des extraits du texte sont lisibles ici.
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et qu’en ce qui concerne la coïncidence de la configuration de leurs éléments avec la forme de l’état de choses décrit, on ne peut rien dire de plus : cela se montre dans la confrontation de la proposition et de ce qu’elle décrit. Les assertions, les propositions complexes par lesquelles nous formulons notre connaissance du monde seraient donc décomposables en « propositions élémentaires », soit vraies, soit fausses.


Pour l’auteur de cette théorie, une chaise pourrait bien être représentée par une croix ou une patate dans le tableau si cela n’en change pas le sens, tandis que Kosuth a délibérément choisi une photo comme intermédiaire entre la chaise et sa définition : il occupe ainsi une position médiane (médiatrice ?) entre la quête illusionniste de l’aussi vrai que nature et la conception de l’image évoquée ci-dessus (les dictionnaires, d’ailleurs, emploient au choix de « bonnes » photos ou des illustrations schématiques pour étayer leurs définitions).


Par la suite, Wittgenstein remettra en question presque tout ce qu’il a tenté d’établir dans son premier traité. Réfléchissant sur des langues communes telles que l’allemand ou l’anglais, il conclura en particulier que la plupart de nos certitudes se fondent sur des actes de foi en des croyances transmises avec la langue, et non sur des propositions élémentaires contrôlables. Il s’apercevra en outre qu’une part très importante de nos propos ne consiste pas en de pures assertions (ouvrant ainsi la voie à la théorie des actes de langage).


Le dernier écrit de sa vie, De la certitude, analyse le cheminement par lequel nous pouvons être conduits au doute généralisé (solipsisme, doute cartésien), à partir d’une mauvaise compréhension du jeu consistant à nommer des objets. Le livre part du constat que nous sommes quelquefois tentés de placer les mots « je sais » devant des évidences du type : [je sais que] ceci est un arbre. Ainsi, comme la « saisie immédiate des choses » coïncide aussitôt avec la saisie de leurs noms (et n’est dès lors plus immédiate à proprement parler), je peux avoir l’impression que sur un certain socle de formules évidentes (j’ai deux mains, la terre existait avant moi, etc.) « Dieu lui-même ne saurait rien me conter ». Par là, je confonds une certitude mise en forme, exprimée ou présupposée par une langue qu’enfant, j’ai apprise, avec un savoir fondé, portant sur une réalité extérieure. Et comme je ne peux pas m’empêcher de mettre ce type de savoir en question, ces certitudes qui n’ont pas de meilleure preuve qu’elles-mêmes peuvent devenir l’objet d’un soupçon généralisé. (Ce que je tentais parfois maladroitement de reformuler à propos du tableau de Magritte, qui semble supposer : on sait bien ce que c’est que cet objet qui n’est pas là maintenant mais qui est nommé et peint).
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Pour en revenir aux trois chaises, cela signifie que la présence de l’objet même dans l’œuvre n’est censée apporter aucune conscience supérieure par rapport à sa réalité, mais juste rappeler la manière dont il tombe, en tant qu'exemple, sous la définition proposée (qui détermine un concept et une classe d’objets). Par la suite, Kosuth n'intègrera plus ni objet, ni image à ses travaux, mais seulement des agrandissements de définitions (selon ce mouvement assez fréquent qui part d’une interrogation sur l’articulation du langage et du monde pour traiter finalement l’un ou l’autre comme quantité négligeable).




Il me semble que ses « propositions artistiques » trahissent leur référence principale au moins sur un point : alors que Wittgenstein, dans ses écrits, avait délimité soigneusement en creux le domaine de l’éthique et de l’esthétique, dont il pensait avoir prouvé que les règles ne pouvaient pas être énoncées par des propositions, le plasticien, qui passe pourtant par le circuit habituel de l’art, a proclamé autoritairement que ses oeuvres n’avaient rien a voir avec l’esthétique, qu’elles en constituaient un dépassement. Mais quelle est la valeur d’un décret de ce genre ? Si l’on fait ellipse du contexte philosophique et du commentaire abondant autour des œuvres de Kosuth, rien dans leur forme seule ne signale qu’elles doivent être soustraites à la contemplation et donner lieu à la réflexion. Après tout, elle est très jolie cette chaise, très excitante : s’il a choisi celle-là plutôt qu’une autre, c’est peut-être qu’il avait un faible pour elle…


Je plaisante à peine. Dans les conditions historiques de réception où nous continuons à évoluer il suffit de décréter qu’un objet n’a rien à voir avec l’esthétique pour que justement un doute surgisse à ce sujet. Ainsi, il semble bien qu’il existe une esthétique conceptuelle, dont se sont inspirés par exemple certaines images et scénographies conçues pour le marketing du magasin le Bon Marché à Paris :






Cette photo d’une vitrine a été récupérée ici.

(J’aurais voulu retrouver une affiche pour le Bon Marché encore plus proche du travail de Kosuth, sur laquelle une femme tenait un gâteau qui n’était rien d’autre qu’un cube noir portant l’inscription « gâteau » en caractères d’imprimerie…).

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2 commentaires:

François a dit…

On retrouve le même problème de soi disant absence d'intention esthétique dans les ready-mades de Duchamp... Normal, ce sont les prototypes de l'art conceptuel.

Gilles F. a dit…

Bien vu. Et à mon avis, les surréalistes préservaient sciemment l'ambiguité. Par contre leurs suiveurs sont souvent allés très vite en besogne.