Quelle meilleure preuve de la traîtrise des images et du langage qu’une publicité mensongère, qui nous montre une marchandise telle qu’elle n’est pas ?
Oui mais c’est une question de point de vue : pour le publicitaire, les représentations peuvent au contraire paraître de bons petits soldats, qui ne quittent jamais le rang sauf erreur de commandement. L’image opère, plus souvent qu’elle ne trahit.
Quant au consommateur, on peut toujours l’avertir : « attention, la pub vous ment ! ». Cependant, ce n’est pas toujours le mot juste. Que l’on vende par exemple du café en évoquant un corps nu puis en déplaçant le désir vers la tasse, quel nom donner à cela ? Manipulation ? C’est justement là que la mise en garde générale et de pure forme, la construction d’un rempart censé isoler le réel de ce qui ne l’est pas, n’est d’aucune utilité.
« Voici une belle voiture, voici Cuba, voici du chocolat… », la pub s’appuie sans contradiction sur la logique des imagiers : une impression visuelle, une brève parole, et un produit qui n’est pas encore entre les mains du spectateur… cela, il ne tient qu’à lui de se donner les moyens de le réparer. La seule chose qui compte est qu’étant vue un grand nombre de fois, l’image reçoive une proportion suffisante d’accueils favorables. Autrement dit, qu’assez de personnes obéissent plus ou moins consciemment à l’impératif « Vois-ci ».
Qu’une personne normale ne tente pas de mordre à pleine dents une tablette de Milka qui passe sur un écran vidéo, cela ne signifie pas pour autant qu’elle puisse réaliser sans effort que les carrés de chocolat visibles ne sont en fait que des amas de pixels totalement étrangers à ce qu’ils représentent. Si l’image lui donne une fringale de chocolat, ce n’est certainement pas en lui expliquant qu’elle a été victime d’une illusion qu’on lui en coupera l’envie (ce serait par contre la taxer de crétinerie, alors que son QI a peu à voir là-dedans).
Qu’une personne normale ne tente pas de mordre à pleine dents une tablette de Milka qui passe sur un écran vidéo, cela ne signifie pas pour autant qu’elle puisse réaliser sans effort que les carrés de chocolat visibles ne sont en fait que des amas de pixels totalement étrangers à ce qu’ils représentent. Si l’image lui donne une fringale de chocolat, ce n’est certainement pas en lui expliquant qu’elle a été victime d’une illusion qu’on lui en coupera l’envie (ce serait par contre la taxer de crétinerie, alors que son QI a peu à voir là-dedans).
La limite est assez floue entre l’esthétique publicitaire et ce fourre-tout que l’on appelle « industrie du divertissement ». Si l’histoire des affichistes est au départ étroitement liée aux avant-gardes de la peinture, on observe par la suite une prise de distance des plasticiens par rapport à ces manifestations euphoriques de l’image. Rien d’étonnant à ce que ce désaveu coïncide avec la découverte des résultats de la propagande dans les régimes totalitaires, et le début de l’asphyxie publicitaire en d’autres endroits. Mais parvenus à ce point où l’échafaudage de nos désirs repose en majeure partie sur des médias qui n’ont rien à voir avec les circuits traditionnels de l’art, nous pouvons nous demander si les postures ironiques ou puristes de cette réaction à la culture de masse ont constitué un contrepoids efficace, ou si au contraire elles ont accéléré la prise de pouvoir de leur adversaire.
Car à partir du moment où les artistes se sont contentés d’exposer l’absurdité du jugement de goût ou de se replier sur le mot « art » en des tentatives purement lexicologiques, le terrain qu’ils quittaient, celui de l’appétit intéressé, était trop riche pour rester à l’abandon. La passation des clés a coïncidé avec le rejet de la théorie esthétique, dont cet « appétit intéressé » est tout à la fois l’autre face et le substrat, selon cette formule concise d’Agamben :
« La face tournée vers l’artiste est la réalité vivante où il lit sa promesse de bonheur [référence à Stendhal, De L’Amour, NDR] ; mais l’autre face, celle qui est tournée vers le spectateur, est un ensemble d’éléments sans vie qui ne peut que se refléter dans l’image qu’en renvoie le jugement esthétique »
(dans L’Homme sans contenu - 1996)
… livre où l’auteur explique aussi pourquoi, à son avis, le moment d’en finir complètement avec l’esthétique n’est pas encore venu.
En finir avec l’esthétique… C’est le pas que pensait avoir déjà franchi l’art conceptuel, avec des œuvres telles que One and three chairs. Kosuth l’affirme en ces termes dans le texte qui constitue son manifeste* :
« Les considérations esthétiques sont toujours indéniablement étrangères à la fonction, ou à la « raison d’être » d’un objet. Sauf, bien entendu, si la raison d’être du dit objet est strictement esthétique. Un exemple d’objet purement esthétique, c’est l’objet décoratif, puisque la première fonction de la décoration est « d’ajouter un plus, de manière à rendre plus attractif ; embellissement ; ornement », ce qui a directement à voir avec le goût. Et cela nous conduit directement à l’art « formaliste » et à la critique. L’art formaliste (peinture et sculpture) est l’avant-garde de la décoration, et, pour parler de façon stricte, on peut raisonnablement avancer que sa condition artistique est à ce point minimale que dans tous ses aspects fonctionnels, ce n’est en rien de l’art, mais de purs exercices d’esthétique. »
(« Aesthetic considerations are indeed always extraneous to an object’s function or “reason-tobe.” Unless of course, that object’s reason-to-be is strictly aesthetic. An example of a purely aesthetic object is a decorative object, for decoration’s primary function is “to add something to, so as to make more attractive; adorn; ornament,” and this relates directly to taste. And this leads us directly to “formalist” art and criticism. Formalist art (painting and sculpture) is the vanguard of decoration, and, strictly speaking, one could reasonably assert that its art condition is so minimal that for all functional purposes it is not art at all, but pure exercises in aesthetics. »)
*J Kosuth – Art after Philosophy
L’artiste conceptuel tire de cette réflexion un prétexte pour abandonner sans remords l’ancienne matière de l’art à la « culture du kitsch » et à la « technologie », et se soucier uniquement de son positionnement par rapport à la philosophie (à la logique).Et l’on remarque que, comme d’habitude, c’est le terme de « fonction » qui est d’abord posé et défini, suivi de « décoration », sa contrepartie. Mais c’est inverser la perspective que nous offre l’histoire des arts, au sein de laquelle la « fonction » apparaît plutôt en réaction à l’ornement…
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