jeudi 24 juillet 2008

Toujours sur Paul Klee et la musique

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... Tant qu'on est dans la Klee-mania:


Dans son livre sur le peintre, Jean-Louis Ferrier lui attribue deux emprunts principaux à la musique : la fugue (thème du billet précédent) et la feuille de partition, qui va l’entraîner vers un autre parallèle, avec l’écriture cette fois.





Avec cette « Feuille extraite du livre de la cité » (1928), la peinture retrouve la proximité avec la chose écrite qu’elle a entretenue au sein de certaines civilisations de la haute antiquité (Egypte, Babylone, Chine). La correspondance peinture-partition-architecture entraîne une répétition de motifs qui provoque une nette division de la toile : celle-ci n’est plus du tout le module minimal.


La réflexion sur le rythme et le module est déjà présente dans un tableau de 1918 qui fait référence de façon encore plus explicite à l’art du bâtiment : « Ecriture architecturale » (les notions en question ont, pour ce que j'en sais, fait leur entrée officielle dans la théorie de l’architecture avec le traité de Vitruve).






Au stade où est parvenue l’histoire de l’art européen à l’époque de Paul Klee, il est difficile de contester radicalement la densité du tableau en tant que signe : le peintre peut composer selon la logique de la notation syntaxique, prévue pour être lue, pour qu’une succession dans le temps soit restituée, mais il sait bien que la première impression pour le spectateur non averti sera une harmonie d’ensemble, la perception simultanée de tous les éléments de la toile (de la même manière que le rythme se donne moins évidemment en architecture qu’en musique - sujette elle-même à la décomposition). La encore, il me semble que l'analogie est possible avec le vitrail medieval, subdivise comme une page pour ce qui est de la narration, mais constituant un tout du point de vue de l'eclairage.

La peinture musicale de Klee: phenomene de synesthesie?

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Les biographes de Klee passent rarement à côté de sa passion pour la musique (son instrument etait le violon). Ce goût a été l’origine d’une recherche très poussée dans la lignée des démarches « Synesthétiques » du XIXe siècle (du côté français du mouvement : poésie de Baudelaire, de Rimbaud…). On peut juger de l’enthousiasme du peintre pour ce rapprochement entre deux arts, à travers cette citation de sa « Théorie de l’art moderne » :


« Ce qui était déjà accompli pour la musique avant la fin du XVIIIe siècle vient enfin de commencer dans le domaine plastique. Mathématiques et physique en fournissent la clé sous forme de règles à observer ou dont s’écarter. »


Kandinsky avait déjà entrepris d’attribuer des couleurs aux sons de tel ou tel instrument à l’époque du « cavalier bleu ». Au début des années vingt, Klee tente pour sa part la transposition elaboree d’un genre musical en peinture, expérience ainsi résumée par l’un de ses commentateurs en France :


« Il existe en effet dans la peinture de Klee quelques fugues, comme « Fugue en rouge », « Ville de rêve » ou « croissance des plantes nocturnes ». La fugue est l’une des formes les plus accomplies de la musique occidentale ; on la retrouve notamment chez Bach, où elle est à son apogée, chez Mozart, Beethoven, Mendelssohn, et déjà, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, chez de nombreux autres compositeurs. Caractérisée par une écriture contrapuntique d’une extrême rigueur, elle s’articule en trois parties principales : l’exposition thématique, son développement et son résumé appelé strette. Il est inutile d’entrer ici plus avant dans le détail de son architecture ; pour comprendre le rôle qu’elle a joué dans la peinture de Klee, retenons qu’elle comporte des réponses d’une partie à l’autre, réglées selon une stricte polyphonie. On constate la même particularité dans « Fugue en rouge », où les quatre principaux éléments thématiques, parmi lesquels on reconnaît une cruche, se développent et se répondent, tant sur le plan formel que sur celui des couleurs, qui vont du rose au jaune et au violet. Les analogies avec la fugue sautent aux yeux : son battement, son rythme, tout y semble scandé avec une précision de métronome. »

Jean-Louis Ferrier, Paul Klee, éd. Terrail.







Cette technique inspirée du contrepoint musical a permis à Paul Klee d’aligner les chefs d’œuvre à l’aquarelle au cours de l’année 1921, avec notamment :




Ville de rêve







Jardin sec et frais




Il me semble qu’une des originalités de Paul Klee a été, au lieu d'associer une couleur a tel ou tel instrument ou d’établir une synesthésie par correspondance entre la hauteur des notes de musique et la chaleur des tons, en utilisant toute la gamme colorée, de se reposer plutôt sur les contrastes de clarté et d’intensité, et, au lieu de se perdre dans les motifs complexes suggérés par l’air musical, de traiter le signal simple et dense que constitue telle ou telle surface colorée à l’égal d’un motif complexe en musique, pour le faire résonner comme on le fait dans un canon (je frime, je serais bien incapable de parler de musique en détail). Ainsi a-t-il pu penser résumer l’esprit de la fugue en un tableau simple, concis.


En cela, la source d’inspiration me semble tout aussi visuelle que sonore. Ceux qui ont déjà éprouvé du plaisir à contempler, au saut du lit, la petite image du soleil diffractée par les persiennes et se répercutant sur le mur, démultipliée, possèdent sans doute leur propre clé pour entrer dans cette partie de l’œuvre, que l’on peut apprécier sans être forcément féru de musique ou synesthète.










(A propos de synesthesies, on trouvera par ailleurs ici un article qui tente de faire le bilan de recherches diverses. Mais au fond la demarche de Klee semble assez eloignee de la synesthesie passive.)

Le Soleil trouve déjà le monde des couleurs


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Par rapport aux textes cités dans le dernier billet, et en particulier à l’émerveillement du Moyen-âge face à la lumière divine qui « colore tout », le titre d’un des tableaux du jeune Paul Klee (1916) pourrait faire figure de commentaire surréaliste : « Le soleil qui trouve déjà le monde des couleurs, composition compliquée ».
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Tableau dans lequel le soleil a perdu le statut de source lumineuse placée à l’infini qui, dans une oeuvre construite selon les lois de la perspective, définit strictement l’ensemble de l’éclairage. L’astre solaire se trouve ainsi relégué dans le coin supérieur gauche de la toile, réduit à une taille minuscule et pour ainsi dire rembarré par les autres surfaces colorées.





C’est du moins comme cela que je vois et comprends ce tableau, ne disposant pas d’autre commentaire que la longue phrase dont le peintre l’a accompagné. Un renversement dialectique tel que la modernité les a multipliés : libérée de sa tâche imitative, la peinture peut jouer avec une lumière autonome, une couleur qui n’a pas d’autre source qu’elle-même à l’intérieur du tableau (d’aspect franchement anarchique, à ce stade des recherches de Klee).
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jeudi 17 juillet 2008

Quatre citations sur la couleur

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Paul Klee a intitulé « Eros » le tableau ci-dessus : que pensait-il donc avoir mis de si charnel dans ces agréables dégradés de couleurs ?


Ce sont sans doute certains artistes germanophones des années 1910-30 qui ont eu l’influence la plus durable sur les théories modernes de la couleur. Des conceptions qu’il est bon de resituer sur l’arrière-plan du romantisme allemand – en particulier la quête, par Novalis, de l’essence du monde à travers l’union des sciences de la nature et de l’esthétique, dont on retrouve la trace dans les propos de fondateurs de l’abstraction :


Paul Klee : « La nature abonde en impression colorées. Les végétaux, les animaux, les minéraux, la composition que l’on nomme paysage : tout cela excite nos pensées et notre reconnaissance. Mais au-dessus de ces choses existe un phénomène pur de toute application, élaboration et altération, un phénomène auquel sa pureté chromatique vaut en ce sens l’épithète d’ « abstrait » : l’arc-en-ciel.

Il est significatif que ce cas unique d’une échelle naturelle de couleurs pures ne soit pas pleinement de ce monde et apparaisse au niveau de l’atmosphère. Appartenant au domaine intermédiaire entre la terre et l’univers, ce phénomène atteint un certain degré de perfection, mais non pas le degré ultime puisqu’il n’appartient qu’à moitié à l’ « au-delà ».

Mais notre pouvoir créateur, là aussi, est à même, par-delà l’imperfection du phénomène, d’obtenir au moins une synthèse de l’être. Il faut supposer que ce qui ne nous parvient que comme apparence fautive existe quelque part dans la plénitude de son être. Cet être, notre instinct d’artiste va nous aider à le concevoir clairement. »


Théorie de l’art moderne



Ici, la couleur renvoie immédiatement au surnaturel. Rappelons la relation étroite de Klee avec Kandinsky, dont la tentative pour identifier les couleurs à des essences est encore plus passionnée :


Wassily Kandinsky
: « De même qu’un tableau peint en jaune dégage toujours une chaleur spirituelle, ou qu’un tableau bleu semble trop froid (donc effet actif, car l’homme, élément de l’univers, a été créé pour le mouvement constant et peut être, éternel), un tableau vert n’a qu’un effet d’ennui (effet passif). La passivité est la propriété la plus caractéristique du vert absolu, cette propriété se « parfumant » cependant d’une sorte d’onction, de contentement de soi. C’est pourquoi, dans le domaine des couleurs, le vert correspond à ce qu’est, dans la société des hommes, la bourgeoisie : c’est un élément immobile, content de soi, limité dans toutes les directions. Ce vert est semblable à une grosse vache, pleine de santé, couchée, immobile, capable seulement de ruminer en considérant le monde de ses yeux bêtes et inexpressifs. Le vert est la couleur dominante de l’été, lorsque la nature a triomphé de la période Sturm und Drang de l’année, du printemps et de ses orages, et baigne dans un calme contentement de soi. »


Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, traité de deux cents pages qui nous apprend que Wassily n’aimait pas le vert.



Mais Paul Klee a également été brièvement collègue, au Bauhaus, de Itten, théoricien d’une valeur relative des couleurs :


Johannes Itten : « Parler de l’harmonie des couleurs, c’est porter un jugement sur l’action simultanée de deux ou de plusieurs couleurs. Les expériences et les essais d’accords subjectifs de couleurs montrent que des personnes différentes peuvent avoir des opinions différentes sur l’harmonie ou sur l’absence d’harmonie.

La plupart du temps, les profanes considèrent comme harmonieux des assemblages de couleurs qui ont un caractère analogue ou qui groupent diverses couleurs de la même valeur. Ce sont là des couleurs qui sont assemblées sans forts contrastes. D’une façon générale, les termes « harmonieux », « non-harmonieux », ne concernent que des sensations « agréables », « désagréables », ou « sympathiques », « antipathiques ». De tels jugements ne font qu’exprimer des opinions personnelles, sans grande valeur objective.

La notion d’harmonie des couleurs doit se libérer du conditionnement subjectif – goûts, impressions – et s’ériger en une loi objective.

Harmonie signifie équilibre, symétrie des forces. »


Art de la couleur.




De fait, l’identité matérialiste ou idéaliste des peintres du vingtième siècle s’est souvent manifestée par des prises de position sur l’usage de la couleur (comparer les couleurs mates et franches d’un tableau de Fernand Léger avec l’œuvre ci-dessus, par exemple).


D’où vient que la recherche d’harmonie colorée, dès qu’elle combine de façon subtile plusieurs types de contrastes, se trouve de façon récurrente associée au mystère et à la quête d’une vérité cachée, dans notre culture ?

Le phénomène n’est pas nouveau, la pensée antique ayant déjà élevé la lumière au rang de principe d’unité du monde sensible, qui attire l’esprit vers l’Idée première, origine de l’éclat du monde intelligible (Platon). Mais les médiévistes ont sans doute un complément indispensable à apporter à cette explication :


Plus déterminante encore que l’invention de la lumière divine, la volonté de célébrer la création chez les chrétiens du Moyen-Âge semble avoir joué un rôle décisif dans la valorisation d’une certaine forme de sensualité, en accord avec le dogme de l’incarnation. Comparons les citations précédentes avec ces propos d’un théologien du douzième siècle, qui adorait le vert :


Hugues de Saint-Victor
: « Qu’y a-t-il de plus beau que la lumière, qui tout en n’ayant en elle aucune couleur, colore cependant toute chose en l’éclairant ? Quoi de plus agréable à voir que le ciel lorsqu’il est serein, resplendissant comme un saphir et caressant le regard par la sensation vivifiante de sa clarté ? Le soleil rutile comme une boule d’or, la lune brille comme une pierre précieuse parmi les étoiles dont les unes émettent des rayons de feu, tandis que d’autres étincellent d’une lumière dorée, d’autres encore jettent des éclairs d’un éclat tantôt rosé, tantôt verdâtre, tantôt blanc.

Que dire de la beauté des gemmes, des perles, des pierres qui non seulement possèdent des vertus utiles, mais dont le seul aspect nous émerveille ? Voici la terre bariolée de fleurs : quel spectacle ravissant ! Quelle délectation pour la vue ! Quelle source d’émotions ! Nous regardons les roses flamboyantes, les lys candides, les violettes pourpres et nous admirons non seulement leur beauté mais aussi la merveilleuse origine de leur splendeur : comment la sagesse de Dieu réussit-elle à faire sortir tant de beauté colorée de la poussière de la terre ! Par-dessus tout, n’est-ce pas le vert qui ravit l’âme de ceux qui le contemplent, quand au nouveau printemps les germes produisent une nouvelle vie, et dressant les jeunes pousses vers le ciel, éclatent vers la lumière, comme s’ils étaient l’image de notre future résurrection ? »


Cité par Edgar de Bruyne dans Études d’esthétique médiévale, 1946.


Voilà. Rapprochement de citations très abrupt, et sans doute très simplificateur.
Mais les vitraux des cathédrales, et le foisonnement de couleurs qui, paraît-il, habillait leurs façades, sont peut-être les meilleurs témoins de cette réflexion médiévale sur la couleur qui doit avoir durablement marqué la peinture. L’appropriation de ce domaine de l’esthétique par la scénographie des lieux de culte fournit également une explication au mépris fréquent de la raison à l’égard du plaisir des couleurs, associé à la naïveté…
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Vitrail du XIIIe - cathédrale de Chartres
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