« Ceci n’est pas la tour Eiffel »
Suite du dernier billet, dont l’interrogation finale très elliptique culminait légèrement dans l’autisme…
Ce que je voulais juste rappeler à travers le procédé un peu tordu consistant à ressusciter Gustave Eiffel, est en fait familier à tous ceux qui travaillent à la conception des outils et de l’environnement humain. Qu’une chose soit conçue signifie que sa représentation est donnée avant sa réalité, comme condition. Dans une telle perspective de projet, le problème peut bien sûr se poser de la justesse du plan, de son adéquation aux matériaux, de la complaisance d’une vue d’artiste, etc. Mais la question de la trahison universelle des images ou des mots est ici absurde : ils opèrent, ils remplissent leur rôle et la réussite du résultat tient à la justesse de leur choix, non à leurs propriétés générales.
Mais c’est peut-être justement de cela, plus que d’un problème de ressemblance, que vient le trouble. Ceux qui au siècle dernier ont développé le thème de l’étrangeté des choses ont souvent dressé des catalogues où voisinent pêle-mêle des fragments du règne naturel et des produits industriels. Le poète Francis Ponge par exemple, dont le Parti pris des choses conduit à rassembler le cageot, la cigarette, l’orange, l’huître, le pain, le feu, le morceau de viande… et le gymnaste (pour rire ?). Rendre justice aux choses… Il paraît bienvenu de se demander avec le recul de quelle faute résulte cette culpabilité vis-à-vis de l’ensemble du monde muet, des animaux à nos propres marchandises en passant par le végétal et le minéral. Peut-être du pouvoir lié à la représentation complexe du monde, autorisant une appropriation symbolique de ceci ou cela, et permettant du même coup de l’inscrire dans des projets qui en feront parfois tout à fait autre chose.
Ainsi, l’affirmation que le mot « chien » n’aboie pas peut faire oublier que s’il n’existait pas des mots comme « chien » dans un certain nombre de langues, les formes physiques et les modes de vie de nos chiens domestiques n’auraient pas lieu d’être, n’en seraient jamais arrivés là. (De ce point de vue pourtant peu religieux, la doctrine chrétienne qui veut que les langues parlées soient des formes dégradées du Verbe créateur nous renseigne peut-être mieux que l’approche Saussurienne des langues prises comme systèmes indépendants du monde).
Ce qui amène a considérer par ailleurs que la dissociation du lien entre choses et représentations ne va pas automatiquement dans le sens du réalisme aveugle. On peut en effet avoir le sentiment que c’est un mouvement symétrique qui a mené une partie des études littéraires et des sciences humaines trop loin dans le sens du « tout est langage », dans l’exploitation du principe que n’importe quel discours ou représentation pouvait être tenu à égale « distance » du monde le temps d’une étude (Barthes ou Foucault nous ont ainsi légué des textes brillants, mais dont on tarde à faire un bilan critique dans les universités françaises). Bien évidemment, on ne résout pas cela une fois pour toutes en claquant des doigts (on serait rendu au point de départ en se donnant l’illusion de le faire).
Il existe une œuvre austère qui a le mérite de rassembler tous les termes de la question. En 1965, dans one and three, l’américain Joseph Kosuth réalise l’union des imagiers de Magritte et des ready-made de Duchamp, rassemblant « trois chaises » en une installation dont la neutralité n’a d’égale que le dogmatisme acharné de l’auteur, inspiré de la première manière de Wittgenstein :
.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire