En Corée, il existe un art décoratif appelé "art du peuple" ( Minhwa ), plutôt en raison de l’extraction sociale de l’artisan que de la destination finale des œuvres (un beau paravent pouvait toujours séduire un client riche).
On trouve dans cette catégorie des peintures animalières réputées naïves, le sujet le plus populaire étant le tigre (autrefois concrètement présent dans les montagnes de la péninsule).
On observe que quand un artisan coréen traditionnel dessine un oiseau, les contours délimitent précisément les parties du corps de l’animal et les motifs et trames ajoutés ressemblent à des plumes. En revanche, quand ce même artiste s’attaque à un tigre, la vision semble plus hallucinée, et les motifs paraissent primer sur la délimitation des parties du corps. Des formes tout à fait étranges peuvent apparaître : spirales autonomes, yeux qui pourraient tout aussi bien être des ailes de papillon, dents qui partent dans tous les sens, pattes en forme de fleurs… Comparé au reste de l’œuvre, le tigre paraît déchaîner l’inconscient et faire fonctionner librement le pinceau.
Il est bien naturel de réussir un oiseau et de louper un tigre, direz-vous : quand on entend le gazouillis du volatile, on sort promptement son papier et son encre, tandis que le rugissement du tigre provoque en général une toute autre réaction.
Question d’observation, donc… Cela n’explique pas tout : les tigres rodaient dans la campagne et l'on devait avoir l’occasion de les observer, ne serait-ce qu’une fois morts, donc des peintres tout à fait capables de représenter des grues ou des daims de manière convaincante auraient forcément trouvé un moyen de capturer la ressemblance.
Au lieu de cela, il semble que ces peintres aient délibérément tourné le dos à la nature pour rechercher un résultat proche de l’artisanat du masque, qui tire ses origines d’un fond culturel très ancien, le substrat chamanique de la culture coréenne qui semble ici ressortir sous l’inspiration chinoise de la peinture :
Ces objets magiques à l’origine, devenus surtout des accessoires de théâtre populaire, sont composés de symboles simples qui ne deviennent des yeux, un nez une bouche que par leurs positions respectives sur le masque. La représentation du tigre a sans doute suivi un chemin assez analogue : les artisans se copiant les uns les autres, reprenaient les motifs imaginés par leurs prédécesseurs avec une stylisation toujours accrue, et l’ensemble de l’anatomie de l’animal a fini par être dissoute dans les dessins de sa peau, devenus des signes autonomes.
Contrairement à d’autres animaux, le tigre était donc perçu comme une créature légendaire en Corée, et c’est comme tel qu’il est représenté. Dans diverses cultures, il est je crois, fréquent qu’une illustration de mythe se perpétue de façon très stylisée, et que les motifs qui la composent acquièrent une dimension plus ornementale que figurative. On pourra comparer ces images avec certaines représentations du haut Moyen-âge en Europe, comme cette illustration d’un évangéliaire anglo-saxon du VIIIe siècle représentant un lion :
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Dans le cas de notre tigre, deux ordres de légendes se sont probablement superposés. D’une part, les récits populaires, qui en ont fait une sorte d’équivalent du loup dans nos contes, ce qui est facilement compréhensible. Ce tigre peut parfois être humanisé, et par ailleurs tourné en dérision :
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Mais il existe d’autre part un récit beaucoup plus ancien mettant en scène cet animal, et qui se trouve être le mythe fondateur du pays : le fils du ciel serait descendu sur la terre et aurait mis en concurrence un tigre et un ours pour devenir sa femme et enfanter les hommes ; l’ours, vainqueur, aurait été humanisé, après quoi il aurait épousé le dieu, tandis que le tigre serait retourné dans les bois. On (je ne sais plus qui en particulier) a émis l’hypothèse que ces animaux auraient été les totems de deux peuples qui se seraient affrontés bien avant l’apparition des premiers royaumes, le clan de l’ours ayant vaincu le clan du tigre. Dans la lignée de ce mythe, le tigre est resté l’un des symboles du pays, associé à la force et donc connoté cette fois positivement.
Le tigre d’Asie n’a pas survécu à l’ère industrielle et a aujourd’hui disparu des montagnes coréennes. Il a donc tout à fait rejoint les lutins (Tokaepi) et les dragons dans l’imaginaire collectif.
Pour finir, un tigre un peu différent, du peintre animalier très reconnu Owon (ou Jang Seung-eop - 1843 - 1897), peut être une tentative de fusion tardive entre la grande peinture des lettrés (dont l’artiste n’avait pas l’honneur de faire partie) et l’imaginaire populaire:
(Accessoirement, la vie de ce peintre a inspiré un film, Ivre de femmes et de peinture d’Im Kwon-taek, un peu grandiloquent mais très pittoresque.)
PS: en cherchant d'autres reproductions je suis tombé sur un livre "Korean Art - Folk painting", par Roderick Whitfield et Yeol-su Yoon, Laurence King Publishing, 2003, partiellement mis en ligne.
On y trouve cette peinture:
Où la réduction du sujet à une série de trames quasi indépendantes est encore plus nette. (Toutefois, l'oeuvre n'est pas datée et pourrait très bien être de la main d'un calligraphe contemporain portant un regard réflexif sur sa culture).
2 commentaires:
Très intéressant ce billet! Je me demande si le fait de déformer le corps ne doit pas être mis en relation avec un statut monstrueux du tigre. Tu dis qu'il est l'équivalent du loup chez nous, et que dans le récit de créaion du monde (ou de la civilisation, ça revient au même du point de vue symbolique), c'est lui qui se fait éjecter. Comme il est hors de la civilisation, il est hors de la nature, et on ne le dessine pas comme les oiseaux, de manière vraisemblante. Une motivation symbolique de cette abstraction des formes m'apparaît plus intéressante qu'une simple habitude prise par les artistes. Qu'en penses-tu? Je ne sais pas si je me suis bien exprimé, et je ne connais du tout la civilisation coréenne aussi bien que toi.
Oui il y a manifestement de ça: ce corps qui peut nous sembler un peu amorphe (nous sommes plutôt habitués à une exagération des muscles et de la charpente pour rendre un animal impressionnant), avec ses volutes et ses ondulations pourrait symboliser la puissance pour son public de destination original (on pense au dragon qui lui aussi est représenté d'une manière apparemment "molle", alors que c'est une sorte de force souple qui veut ainsi être figurée).
Par contre, n'oublions pas qu'il s'agit d'un motif archi-rebattu, exécuté d'un artisan à l'autre avec une volonté et un perfectionnisme inégal. Il est donc probable que certains copiaient assez rapidement des détails qu'ils ne comprenaient parfois qu'à moitié (on pourrait comparer avec certains illustrateurs de la presse régionale qui puisent à la va-vite dans une bande dessinée un personnage déjà caricatural.)
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