vendredi 19 octobre 2007

Pointer du doigt

Quand on parle de peinture ou de sculpture, mieux vaut prendre le maximum de précautions pour ne pas considérer comme une seule et même chose l’œuvre et son « sens » ou « explication », pour ne pas dissoudre complètement le sensible dans le linguistique et nier à priori la possibilité d’une intelligence non verbale Ceci étant posé, il paraît difficile d’imaginer une œuvre figurative indépendante du langage. De fait la figuration semble se trouver toujours en porte-à-faux entre la parole et la simple observation (on pourrait mentionner, à titre d’exemple dans l’histoire de l’art chrétien, la tension entre une figuration-récit destinée à faire comprendre les saintes écritures aux analphabètes, et une figuration-trompe l’œil beaucoup plus sensible).

C’est à ce titre que l’on pourra trouver fascinante la représentation de ce geste :


qui constitue une sorte de mise en abyme de ce problème, l'artiste montrant pour ainsi dire son pouvoir de montrer. En effet, les linguistes considèrent d’ordinaire la monstration, le fait de pointer du doigt, comme un geste associé à la deixis, action permettant de se référer à une chose en parole sans préalable, simplement en la désignant (dans cette perspective, dire « ce chat qui est là » revient à le montrer pour en parler). On trouve peut-être là l’une des raisons de la charge dramatique de ce geste en peinture, sculpture, théâtre, etc., et de son effet de réel.




Représenter un personnage dans une attitude de monstration a longtemps été utilisé comme un artifice pour renforcer l’aspect concret de la scène représentée. De fait, dans l’art religieux, ce geste sert souvent à insister sur le fait que les miracles ne sont pas un vain mot :


Crucifixion de Matthias Grünewald - XVIe


Salomé par Gustave Moreau - XIXe


Désigner du doigt l’indicible étant la seule manière de le communiquer, cet artifice permet d’affirmer simultanément la réalité tangible et le mystère des miracles. L’effet est encore plus vertigineux quand le doigt pointe vers un hors champ, ce qui est le cas dans des représentations à caractère politique au XXe siècle.

La célèbre affiche de l’oncle Sam, par exemple, qui aspire littéralement le troufion à l’intérieur de l’image pour le recracher sous les bombes au Chemin des Dames, est peut-être l'image la plus autoritaire de tous les temps...



De nombreuses statues de Lénine doigtent le néant. Ici, ce sont des lendemains qui chantent qui sont désignés, plutôt qu’un hors champ. Un artiste particulièrement retors a réussi à donner une apparence de matérialité à une notion parmi les plus abstraites : l’Histoire.


Enfin, l’œuvre qui m’a suggéré tout ceci, c’est cette sculpture énigmatique de Giacometti :



On dirait le Lénine de tout à l’heure, à la fin des temps, rongé par l’oxydation. Ce qui était montré n’est de toute évidence plus là, et il ne reste qu’un geste sans objet. Par la position du bras gauche, qui suggère elle aussi un geste de communication, ce vestige semble interpeller quelqu’un d’absent en même temps qu’il pointe le vide. Inquiétant.


1 commentaire:

François a dit…

Très beau billet, merci! Ton pointage du doigt me rappelle la notion d'indice chez le sémiologue Charles Sanders Peirce. Cela dit en passant, juste histoire de montrer ma science :-)