Paul Klee a intitulé « Eros » le tableau ci-dessus : que pensait-il donc avoir mis de si charnel dans ces agréables dégradés de couleurs ?
Ce sont sans doute certains artistes germanophones des années 1910-30 qui ont eu l’influence la plus durable sur les théories modernes de la couleur. Des conceptions qu’il est bon de resituer sur l’arrière-plan du romantisme allemand – en particulier la quête, par Novalis, de l’essence du monde à travers l’union des sciences de la nature et de l’esthétique, dont on retrouve la trace dans les propos de fondateurs de l’abstraction :
Paul Klee : « La nature abonde en impression colorées. Les végétaux, les animaux, les minéraux, la composition que l’on nomme paysage : tout cela excite nos pensées et notre reconnaissance. Mais au-dessus de ces choses existe un phénomène pur de toute application, élaboration et altération, un phénomène auquel sa pureté chromatique vaut en ce sens l’épithète d’ « abstrait » : l’arc-en-ciel.
Il est significatif que ce cas unique d’une échelle naturelle de couleurs pures ne soit pas pleinement de ce monde et apparaisse au niveau de l’atmosphère. Appartenant au domaine intermédiaire entre la terre et l’univers, ce phénomène atteint un certain degré de perfection, mais non pas le degré ultime puisqu’il n’appartient qu’à moitié à l’ « au-delà ».
Mais notre pouvoir créateur, là aussi, est à même, par-delà l’imperfection du phénomène, d’obtenir au moins une synthèse de l’être. Il faut supposer que ce qui ne nous parvient que comme apparence fautive existe quelque part dans la plénitude de son être. Cet être, notre instinct d’artiste va nous aider à le concevoir clairement. »
Théorie de l’art moderne
Ici, la couleur renvoie immédiatement au surnaturel. Rappelons la relation étroite de Klee avec Kandinsky, dont la tentative pour identifier les couleurs à des essences est encore plus passionnée :
Wassily Kandinsky : « De même qu’un tableau peint en jaune dégage toujours une chaleur spirituelle, ou qu’un tableau bleu semble trop froid (donc effet actif, car l’homme, élément de l’univers, a été créé pour le mouvement constant et peut être, éternel), un tableau vert n’a qu’un effet d’ennui (effet passif). La passivité est la propriété la plus caractéristique du vert absolu, cette propriété se « parfumant » cependant d’une sorte d’onction, de contentement de soi. C’est pourquoi, dans le domaine des couleurs, le vert correspond à ce qu’est, dans la société des hommes, la bourgeoisie : c’est un élément immobile, content de soi, limité dans toutes les directions. Ce vert est semblable à une grosse vache, pleine de santé, couchée, immobile, capable seulement de ruminer en considérant le monde de ses yeux bêtes et inexpressifs. Le vert est la couleur dominante de l’été, lorsque la nature a triomphé de la période Sturm und Drang de l’année, du printemps et de ses orages, et baigne dans un calme contentement de soi. »
Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, traité de deux cents pages qui nous apprend que Wassily n’aimait pas le vert.
Mais Paul Klee a également été brièvement collègue, au Bauhaus, de Itten, théoricien d’une valeur relative des couleurs :
Johannes Itten : « Parler de l’harmonie des couleurs, c’est porter un jugement sur l’action simultanée de deux ou de plusieurs couleurs. Les expériences et les essais d’accords subjectifs de couleurs montrent que des personnes différentes peuvent avoir des opinions différentes sur l’harmonie ou sur l’absence d’harmonie.
La plupart du temps, les profanes considèrent comme harmonieux des assemblages de couleurs qui ont un caractère analogue ou qui groupent diverses couleurs de la même valeur. Ce sont là des couleurs qui sont assemblées sans forts contrastes. D’une façon générale, les termes « harmonieux », « non-harmonieux », ne concernent que des sensations « agréables », « désagréables », ou « sympathiques », « antipathiques ». De tels jugements ne font qu’exprimer des opinions personnelles, sans grande valeur objective.
La notion d’harmonie des couleurs doit se libérer du conditionnement subjectif – goûts, impressions – et s’ériger en une loi objective.
Harmonie signifie équilibre, symétrie des forces. »
Art de la couleur.
De fait, l’identité matérialiste ou idéaliste des peintres du vingtième siècle s’est souvent manifestée par des prises de position sur l’usage de la couleur (comparer les couleurs mates et franches d’un tableau de Fernand Léger avec l’œuvre ci-dessus, par exemple).
D’où vient que la recherche d’harmonie colorée, dès qu’elle combine de façon subtile plusieurs types de contrastes, se trouve de façon récurrente associée au mystère et à la quête d’une vérité cachée, dans notre culture ?
Le phénomène n’est pas nouveau, la pensée antique ayant déjà élevé la lumière au rang de principe d’unité du monde sensible, qui attire l’esprit vers l’Idée première, origine de l’éclat du monde intelligible (Platon). Mais les médiévistes ont sans doute un complément indispensable à apporter à cette explication :
Plus déterminante encore que l’invention de la lumière divine, la volonté de célébrer la création chez les chrétiens du Moyen-Âge semble avoir joué un rôle décisif dans la valorisation d’une certaine forme de sensualité, en accord avec le dogme de l’incarnation. Comparons les citations précédentes avec ces propos d’un théologien du douzième siècle, qui adorait le vert :
Hugues de Saint-Victor : « Qu’y a-t-il de plus beau que la lumière, qui tout en n’ayant en elle aucune couleur, colore cependant toute chose en l’éclairant ? Quoi de plus agréable à voir que le ciel lorsqu’il est serein, resplendissant comme un saphir et caressant le regard par la sensation vivifiante de sa clarté ? Le soleil rutile comme une boule d’or, la lune brille comme une pierre précieuse parmi les étoiles dont les unes émettent des rayons de feu, tandis que d’autres étincellent d’une lumière dorée, d’autres encore jettent des éclairs d’un éclat tantôt rosé, tantôt verdâtre, tantôt blanc.
Que dire de la beauté des gemmes, des perles, des pierres qui non seulement possèdent des vertus utiles, mais dont le seul aspect nous émerveille ? Voici la terre bariolée de fleurs : quel spectacle ravissant ! Quelle délectation pour la vue ! Quelle source d’émotions ! Nous regardons les roses flamboyantes, les lys candides, les violettes pourpres et nous admirons non seulement leur beauté mais aussi la merveilleuse origine de leur splendeur : comment la sagesse de Dieu réussit-elle à faire sortir tant de beauté colorée de la poussière de la terre ! Par-dessus tout, n’est-ce pas le vert qui ravit l’âme de ceux qui le contemplent, quand au nouveau printemps les germes produisent une nouvelle vie, et dressant les jeunes pousses vers le ciel, éclatent vers la lumière, comme s’ils étaient l’image de notre future résurrection ? »
Cité par Edgar de Bruyne dans Études d’esthétique médiévale, 1946.
Voilà. Rapprochement de citations très abrupt, et sans doute très simplificateur.
Mais les vitraux des cathédrales, et le foisonnement de couleurs qui, paraît-il, habillait leurs façades, sont peut-être les meilleurs témoins de cette réflexion médiévale sur la couleur qui doit avoir durablement marqué la peinture. L’appropriation de ce domaine de l’esthétique par la scénographie des lieux de culte fournit également une explication au mépris fréquent de la raison à l’égard du plaisir des couleurs, associé à la naïveté…
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2 commentaires:
Moi j'aime beaucoup le vert. Je crois que je n'avais pas été convaincu par ce bouquin de Kandinsky à cause de son avis sur le vert.
Et j'aime les couleurs ternes, à l'anglaise. J'aime bien les couleurs vives aussi, mais il faut qu'elles soient vraiment bien disposées. La salle psychédélique, dans l'exposition Traces du Sacré, est vachement bien pour ça.
Tu fais bien de citer la vague psychédélique: encore un cas où la couleur est associée à la voyance, à un au-delà de la logique. C'est rétrospectivement étonnant ce destin religieux de la couleur.
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