Ou Coin de parc avec un enfant jouant au ballon (1899)
Derrière l’apparente banalité de son sujet, cette toile de Félix Vallotton constitue un sacré défi pour l’interprétation. Si l’on replace l’œuvre dans son contexte, on évoquera la place que tiennent les figures maternelles et la sérénité de la famille bourgeoise chez les peintres Nabis (Vallotton, Édouard Vuillard, Maurice Denis…), et, plus largement, on rappellera que cette époque a développé un regard assez utopique sur l’enfance, réinterprétée a posteriori comme le moment de la vie lumineux entre tous, chargé d’énigme (c’est particulièrement frappant chez certains poètes, de Rimbaud à St John Perse). La ligne de partage très nette entre les graviers où joue le garçon et la pelouse où se trouvent les femmes accentue la séparation du monde adulte et de l’univers enfantin, et l’éloignement considérable des grandes personnes pourrait également figurer l’éternité dont l’enfant pourra encore profiter avant l’âge d’homme.
En ce qui concerne ma première impression personnelle, je pense qu’elle s’est trouvée quelque peu éloignée de ce qu’avait calculé le peintre ( ?) et a été probablement dictée par la masse confuse des buissons dans le quart supérieur droit du tableau, avec son trou d’ombre où se perd l’allée éclairée. J’ai perçu cette scène comme mystérieuse, voire un peu inquiétante – impression renforcée par l’éloignement des deux femmes et la disparition possible de l’enfant à leur regard (je pense que la scène du ballon dans M le maudit de Fritz Lang* est venue parasiter le tableau).
Le public moderne est peut-être plus porté que celui de l’époque à chercher une menace cachée dans cette masse de verdure. D’autres personnes m’ont confirmé cette impression d’étrangeté qui vient sans doute aussi du point de vue : nous avons la sensation de surplomber d’assez haut la scène principale, sans qu’aucun élément au premier plan ne nous renseigne sur le pourquoi de ce point de vue surélevé. L’observateur n’a donc pas vraiment la sensation d’être incarné dans le parc.
Sereine pour les uns, avec un soupçon de nostalgie pour d’autres, cette œuvre pourra donc aussi être vue comme inquiétante par certains, au point d’appeler une explication psychanalytique. On aurait fait le tour de toutes les réactions si d’autres encore – et parmi les autorités sur la question – ne voyaient dans cette toile une tonalité humoristique. En effet, d’après l’un de ses titres, le sujet central du tableau ne serait ni l’enfant ni la balle rouge vers laquelle il court, mais un ballon délaissé, dans l’ombre à gauche. Par jeu, le peintre aurait choisi l’objet le moins visible du tableau comme sujet déclaré.
Pourquoi tant d’explications différentes ? C’est peut-être au fond le mutisme de cette toile qui donne libre cours à toutes les projections : aucun visage n’y est lisible, soit que le personnage soit trop éloigné, soit qu’il nous tourne le dos. Quant à l’espace, il est au fond assez ambigu : d’une part, on ne voit pas très bien où exactement la végétation représentée prend racine, et d’autre part la ligne très stylisée qui sépare le gravier de la pelouse rend la séparation entre les deux assez artificielle. Par ailleurs, sans les deux personnages à l’arrière plan, bizarrement éclairés par un rond de lumière (presque un coup de projecteur), la profondeur serait considérablement diminuée. Si le sujet est anodin, le traitement de l’espace, lui, est troublant.
Et vous, quelle a été votre première impression?
*L’extrait sur Youtube est accompagné d’une musique qui n’a rien à voir.
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6 commentaires:
Belle analyse.
Effectivement cette masse verte me semble comme un nuage très épais qui en plus je ne sais pas dire pourquoi me donne le sentiment qu'il est en mouvement, inquiétant dans l'ensemble comme vous dites. Par contre l'ombre de l'arbre à gauche de l'image pour moi n'est pas négligeable, il peut effacer cette coupure nette de la ligne de partage entre le monde de l'enfant et celui de l'adulte.
Je n'ai pas parlé de cette ombre effectivement. Elle introduit également une sorte d'image en creux du buisson, et une deuxième ligne de partage (plutôt verticale, cette fois).
La première chose que j'ai vue est cette ombre qui partage verticalement l'image en deux. J'aurais tendance à l'interpréter comme celle de l'âge adulte (les deux adultes se trouvent dans cette partie de l'image) qui "menace" l'enfant, qui du coup s'enfuit vers un jeu plein de couleur... mais mon explication rend difficilement compte de la présence des 2 balles, sauf peut-être sur le mode d'une symétrie ballon terne/balle rouge vif, qui renforcerait le dualisme noir/terne/sérieux/triste à gauche et clair/plein de couleurs/ludique/joyeux sur la droite. Je pense que le problème "balle ou ballon?" est un faux problème, étant donnée la distortion de la perspective. La taille importe peu. Ce qui lève encore un nouveau parallèle entre l'enfant et les adultes, qui ne se distingueraient pas tellement par leurs tailles, que par leur situation dans l'espace et la lumière du tableau.
Egalement opposition entre un paysage "vide" en haut à gauche, et une végétation foisonnante en haut à droite. Stérilité de l'esprit adulte, fertilité de l'esprit enfantin?
Bon, François, arrête de rêver, on va t'accuser de délirer et d'avancer des théories fumeuses.
Ce que tu dis à propos du point de vue est très juste: celui-ci n'est pas "vraisemblable", comme dans "La grande réserve" de Friedrich, qui adoptait également un point de vue surplombant, à la fois irréel et englobant. "Désincarné", comme tu dis... onirique?
http://www.rachmaninov.fr/lagrandereserve.jpg
En matière de théories fumeuses, je peux te dire que j'étais parti moi aussi sur les chapeaux de roues, je me suis plutôt retenu en écrivant le billet:
Il y a la couleur de la balle qui convoquerait le symbolisme des fruits rouges, etc. Le fait que l'enfant semble échapper à la surveillance des figures maternelles (de couleurs froides) pour s'approcher du trou d'ombre dans les buissons, pourrait alors évoquer l'interdit qui pèse sur le désir.
Quand à l'opposition vide-adulte / plein-enfant que tu suggères, si l'on continue sur l'idée que la partie haute de l'image annonce le devenir du gamin, on peut alors y voir la mise en relief d'une opposition entre avenir et aventure. La question serait alors: cet enfant deviendra-t-il un adulte rangé, ou bien va-t-il conserver son penchant pour le jeu?
Y'a pas... On peut délirer jusqu'à plus soif.
Hou là! A ce point-là, même moi je ne peux pas. Les fruits rouges et l'inceste, en effet, je crois que ça va trop loin.
Je pensais plus, toujours si on adopte une partition verticale, et non horizontale, à une séparation entre deux espaces symboliques, le premier (celui de gauche) ayant tendance à prendre le pas sur le second (celui de droite): l'âge adulte s'empare peu à peu de l'enfance, de la même manière que l'ombre s'étale de plus en plus sur son terrain de jeu. Rien de psychanalytique, juste une réflexion sur les âges de la vie, qui je trouve est par ailleurs traitée de manière assez angoissante: on dirait vraiment que la petite fille s'enfuit alors que l'ombre s'avance pour la dévorer.
"Opposition entre avenir et aventure", j'ai du mal à te suivre... je ne pense pas que le haut de l'image soit là pour dire le devenir de l'enfant, mais plutôt que c'est une répercussion, dans le paysage, du "combat" qui se joue au premier plan entre l'ombre et l'enfant.
Du point de vue purement plastique, sans interprétation, on remarquera par ailleurs le chassé-croisé figures-paysage entre les quatre zones de l'image. Alors que traditionnellement (disons dans la peinture d'histoire classique) les figures sont au premier plan (et donc sur le même plan, et le paysage au second, là une partie des figures est reléguée au second plan (et donc les figures sont sur deux plans différents), et un espace vide subsiste au premier, qui "fait paysage". Distorsion de l'espace classique qui va de pair avec la perspective forcée et le point de vue invraisemblable... pour au final donner une image désincarnée, sous une apparence pourtant "banale", "réaliste".
"avenir et aventure"
J'entendais par là opposer le chemin tracé et le hasard (les deux mots viennent d'"advenire" mais le second a fini par être associé à l'imprévu - cela dit sans le moindre fétichisme de l'étymologie, vu mon incompétence en langues anciennes...).
D'une manière générale, j'ai l'impression de pédaler dans le vide dès que je tente de faire intervenir une narration dans l'interprétation de cet instantané. Le contresens est peut-être de se projeter dans l'un ou l'autre personnage, alors que les vastes surfaces dépouillées et le point de vue créent un mouvement inverse. "Désincarnation", c'est sans doute le mot de la fin.
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