vendredi 21 mars 2008

Rapprochements fortuits? - (à propos d'un film de Kurosawa)

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Si vous tombez par hasard ici, lisez d'abord ça.

En dehors de ses célèbres histoires de samouraïs, le réalisateur Kurosawa Akira a tourné à intervalles réguliers une série de films noirs où il a représenté le Japon contemporain avec le même souci du détail. Outre leur grande qualité formelle, ces films constituent donc d’excellents témoignages sur l’évolution du pays, depuis la reconstruction des années 40 et le gouvernement de MacArthur - avec L’Ange ivre ou Chien enragé - jusqu’à l’essor industriel des années 60 - avec le très dostoïevskien Entre le ciel et l’enfer. Un cinéma qui fait tellement figure de document que l’on oublie parfois la mise en scène qui se trouve derrière. L’analyse d’une scène de bar dans Entre le ciel et l’enfer (High and low en anglais, titre paraît-il plus proche de l’original), m’a ainsi révélé des agencements qui ne m’avaient pas frappé au premier visionnage.


(NB: ce qui suit massacre un peu le travail du cinéaste. La scène ne comprend pratiquement que des plans d'ensemble, et l'on a parfois recadré certains détails. Pour avoir une idée de ce que ça donne réellement, on peut en visionner un bout ici. Et là, on trouvera la fiche détaillée du film.)


Le passage se situe dans la dernière partie de ce très long métrage (deux heures et demie). Le personnage principal (l'homme aux lunettes noires) est recherché par la police pour kidnapping et meurtre. Pris en filature à son insu, il se rend dans une boîte de jazz peuplée de prostituées, occasion pour le cinéaste de décrire un milieu interlope, fait d'immigrés, de marins et de militaires américains, et d'occidentaux plus aisés qui viennent s'encrapuler. La composition de la scène contient un certain nombre de parti-pris parfois ambigus, qui sont aujourd'hui livrés à la libre interprétation du spectateur.





L'homme pénètre dans le bar. À gauche au premier plan, un noir. À droite à l'arrière-plan, un blanc.




Immédiatement après apparaissent dans le menu sur la vitre des caractères bien reconnaissables: damned! Mais c'est un restaurant coréen! On entrevoit aussi des caractères latins.
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Rapprochement artistique du visage du méchant et de caractères coréens.




De nouveau un noir, en compagnie d'une dame qui semble asiatique.
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Le criminel s'installe au comptoir, derrière apparaissent des textes en anglais.



Les flics japonais font leur entrée en bousculant un noir sans s'excuser.





Le méchant attend au bar. Il est encadré d'un noir et d'un blanc.



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Une fille le rejoint, l'air louche.




Ce n’est pas la beauté japonaise type, elle pourrait plutôt venir du sud de l'Asie. À sa droite, des caractères latins.



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Ils se dirigent vers la piste de danse. En passant, la fille bouscule un noir qui s'intéresse à elle.
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L'homme éconduit passe devant un groupe d'occidentaux qui font presque figure de touristes.



Et il se reporte sur le bar où il commande un énooooorme truc!



Au cours de la scène de danse, on aperçoit des noirs très select, mais aussi celui, plus bouffonant, qui a été repoussé par la fille.

Enfin, la fille conduit le criminel à travers un couloir caché, et l'on comprend que la boîte est en fait le paravent d'un repère de toxicomanes:




Qui donne lieu à une scène de bas-fonds comme le réalisateur les apprécie.




Le gars repère une fille en manque. Son but est de tester sur elle une héroïne sur-dosée destinée à éliminer un complice encombrant, par overdose.





Image bien crue de la fille morte, la seringue à la main, quelques décennies avant Pulp fiction. Le type est une véritable ordure !


Voilà. Je me demande ce que Kurosawa a bien pu vouloir nous dire avec cette scène. C'est un modéré, adepte du réalisme social. On sent par ailleurs que la modernité le séduit et qu'il filme avec un certain bonheur ce Japon cosmopolite (les traces du métissage qui commence à cette époque sont visibles dans la population japonaise aujourd'hui).
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Cependant, le jeu sur les typographies, juste avant la scène la plus violente du film, est assez troublant. Bien sûr, la délinquance au sein de la minorité nippo-coréenne est une réalité, mais bon, le restaurant coréen qui couvre un bordel et un repaire de drogués, c'est aussi un choix. Quant aux noirs que l'on bouscule sans s'excuser, on est tenté d'y voir une marque de fierté nationale au moment de l'indépendance retrouvée du pays, au plan politique: on vaut mieux que ça, quand même! En ce qui concerne les riches occidentaux à l'air de touristes un peu ahuris, leur présence semble entretenir la criminalité sous-jacente. Encadré par ces figures, le personnage principal, type du réprouvé opposé dans le reste du film à un riche industriel, type de l'élu, apparaît comme un enfant de la guerre et de la défaite. N'y aurait-il pas là des traces d'une idéologie japonaise moins avouable, à savoir "le mal vient d'ailleurs".
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Mais je vais peut-être déjà un peu trop loin, en disant que Kurosawa a voulu dire ceci ou cela. En voulant tout simplement saisir l'air du temps, il en amplifie également les stéréotypes. Avec un demi-siècle de décalage, les préjugés deviennent beaucoup plus saillants: on ne peut pas attribuer à un homme l'esprit d'une époque.
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