À première vue, la mise en garde est claire, et la portée du tableau semble morale : c’est le peintre lui-même qui a inscrit sous cette image dont il connaît les secrets de réalisation la phrase qui en dénonce la trahison. Mais on dirait que Magritte lui-même ne s’est pas satisfait de ce point d’équilibre entre le tableau et son titre. Ses papiers révèlent une réflexion qui porte au fond d’avantage sur la place respective et le rôle des mots et des images, que sur la relation selon lui très faible qu’ils entretiennent avec les réalités qu’ils dénotent. (le lien pointe vers un site de réflexion sur l’image qui creuse également ce rapport – l’exactitude de la reproduction des documents de Magritte reste à vérifier).
Outre la série des « Ceci n’est pas… », l’œuvre de Magritte comprend également un certain nombre d’imagiers paradoxaux, qui nous remettent en mémoire la solidarité entre image et alphabétisation dans notre système éducatif, tout en déconstruisant le rapport sur lequel elle pose ses bases. Ici la parole ne démasque plus une peinture dont elle expose la vanité, le rapport est simplement de juxtaposition et, faute de troisième terme, le choix est suspendu entre image et mot :
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D’un côté la rencontre de l’image et d’un nom qui ne correspond pas, de l’autre celle de l’image et de la négation du nom qui lui correspond – avec un ajout qui donne au tout un faux semblant de logique : l’adjonction de « ceci est ». Le « ceci » renverrait à une chose en soi supposée et imposerait donc d’en constater l’absence : on ne nous donne que de la toile et des pigments, support auquel le « ceci » devrait en définitive référer. Mais cette plate résolution du problème laisse imaginer que le lien entre la chose et son nom va de soi, et contredit donc la contradiction présente dans le principe des imagiers surréalistes !
Ce ne serait donc pas une trahison isolée, mais un complot généralisé : on oriente sa méfiance d’un côté, et l’on prête le flanc à Brutus… Le titre et la phrase peinte nous mettent en boîte en faisant de la peinture un bouc émissaire, et le peintre s’est bien foutu de nous, car l’objet a malgré tout été évoqué en son absence (il y a bien d’autres moyens que la stricte ressemblance pour cela). Aucun degré d’interprétation de cette œuvre ne semble donc satisfaisant sans une analyse du jeu de langage autour du mot « ceci ». Car le fait est que nous n’avons jamais recours à un tel mot quand la présence de l’objet est considérée comme pleine : au-dessus d’une porte de sortie, qui a déjà vu inscrite une phrase aussi alambiquée que : « ceci est la sortie » ? (à noter que le simple mot ou pictogramme présent à proximité d’un objet marque déjà que sa fonction pourrait ne pas aller de soi, donc que nous pourrions ne pas le prendre pour ce qu’il doit être).
« Ceci est » serait plutôt ici une variante de la tournure familière à laquelle nous aurons par exemple recours pour créer avec un enfant un regard conjoint sur un livre d’images : « ça c’est une maison, ça c’est un chat, etc. » C’est un présentatif, on pourrait tout aussi bien le remplacer par voici. « Vois-ci telle ou telle chose » : c’est sans doute ce modèle d’injonction qui permet la transmission de la faculté de représentation (dont l’aspect linguistique est une partie seulement), de parent à enfant.
C’est le mérite de phrases comme « c’est juste une image », « le mot chien n’aboie pas », etc. que de mettre en évidence cette nécessité de pure forme. Mais quand nous tentons de nous approprier le contenu de telles phrases comme des vérités tangibles, nous sommes alors sur un fil entre une science des signes et une forme d’imbécillité : décréter « ici, ce sont les choses et rien d’autre, là ce sont les mots qui ne sont pas autre chose que des mots et là, à côté ou en dessous ce sont des images et c’est tout », ce qui revient de toute façon à disposer et à disperser le tout dans l’espace objectif.
Imaginons : on remonte dans le temps et rencontre Gustave Eiffel à l’époque de la conception de sa « Tour de trois cent mètres de hauteur ». Son projet est dans cet état :
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Alors on lui dit « Non, ceci n’est pas la tour Eiffel, vous m’aurez pas ! »
Comment le grand homme est-il censé prendre la chose ?
Comment le grand homme est-il censé prendre la chose ?
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*dernière image: dessin de Maurice Koechlin, collaborateur de G. Eiffel, 1884.
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