La dernière fois, quand j’ai recherché dans l’Histoire de l’Art d’Ernst Gombrich le passage sur l’introduction des estampes japonaises en Europe, je suis retombé sur ces mots, dans la première partie intitulée « mystérieux débuts » et consacrée à l’art pariétal :
Il ne peut être question de comprendre ces étranges débuts de l’art si nous ne tentons pas de pénétrer l’esprit des peuples primitifs. Il nous faut essayer de comprendre ce qui les a amenés à considérer les images comme une force utilisable et non comme des choses agréables à regarder. Je ne crois pas qu’il soit tellement difficile de concevoir cette idée. Il nous suffira de vouloir vraiment être honnêtes avec nous-mêmes et de chercher s’il ne reste pas quelque chose de « primitif » en nous. Au lieu de commencer par l’époque glaciaire, commençons donc par nous-mêmes. Voici, dans le journal d’aujourd’hui, la photographie de notre champion ou de notre acteur préféré ; aurions-nous plaisir à lui percer les yeux avec une épingle ? Cela nous serait-il aussi indifférent que de percer le journal à un autre endroit ? Je ne le pense pas. Ma pensée consciente sait bien que ce que je fais ne peut causer du tort à mon ami ou à mon héros ; je crains cependant de lui nuire. Il y a, tout au fond de moi, le sentiment absurde que mon geste pourrait faire du tort au personnage lui-même. Si je ne me trompe pas, si cette idée déraisonnable et étrange persiste bien dans notre esprit en ces temps d’étonnantes découvertes scientifiques, il n’est peut-être pas surprenant que de telles idées aient existé presque partout parmi les peuples dits primitifs. Dans toutes les parties du monde, guérisseurs et sorcières ont ainsi voulu faire œuvre magique. Ils ont fabriqué de petites images de leurs ennemis, ils en ont percé le cœur ou ils les ont brûlées, espérant que leurs ennemis eux-mêmes en souffriraient. Lorsque des manifestants brûlent leur adversaire en effigie, n’y a-t-il pas là comme une survivance d’une telle superstition ? Parfois, les « primitifs » ne savent pas plus nettement que les enfants ce qui distingue l’image de la réalité. Un jour, un artiste européen ayant dessiné leur bétail, des indigènes se montrèrent consternés : « Si vous les emportez, de quoi vivrons-nous ? »
Ces idées peuvent faciliter notre compréhension des plus anciennes peintures qui nous soient parvenues. Elles remontent aussi loin que les plus anciens outils réalisés par la main de l’homme.
Ce livre simple d’accès et agréable, l’une des Histoires de l’Art les plus traduites dans le monde, je crois, offre également un aperçu des hypothèses communément partagées à son époque de rédaction et devenues parfois des poncifs aujourd'hui.
À la première lecture, je n’avais rien relevé qui ne soit grosso modo conforme au discours que j’attendais sur ce mythe des origines que constitue la peinture rupestre. L’idée rousseauiste un peu naïve que l’on peut retrouver en soi le « primitif », et une connaissance moindre de la préhistoire par rapport à aujourd’hui (les premiers outils sont beaucoup plus anciens que les premières peintures) me semblaient simplement devoir dater ce texte.
Mais si l’on relit attentivement ce passage, on y décèle un problème encore présent dans beaucoup de réflexions actuelles sur les arts premiers en général : l’explication des origines de l’image par la fonction qui lui aurait été consciemment attribuée au sein des sociétés primitives. Et la proximité de l’image et de la magie dans ces cultures fait disparaître aussitôt la question de l’émergence de la représentation derrière celle du sacré. Du même coup, nous oublions le plus probable : que les peintres de la plus ancienne des grottes que nous connaissons étaient sans doute dans la même ignorance que nous par rapport à l’origine du don de représentation. Le fait même que les techniques, les récits, la langue, les représentations se transmettent de génération en génération pouvait donc sembler merveilleux à ces hommes, en dehors de tout autre miracle. Qu’ils aient également pensé la magie, en termes modernes, selon les lois de la mécanique, comme « force utilisable », cela semble presque un autre problème.
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Quand on parle de « mystérieux » débuts, le mystique sert donc au fond de prétexte à effacer l’énigme des débuts par une spéculation sur les fins : « l’homme s’est mis à parler et à imaginer pour faire ça, et ça, et ça ».
Malgré cela, les exemples contemporains que Gombrich a proposés, l’homme moderne respectant certaines images ou au contraire commettant des attentats contre celles-ci, restent intéressants, gagnent même en intérêt d’ailleurs, si nous ne nous contentons pas de les expliquer par une étrange manie, vestige d’une confusion d’esprit préhistorique.
Si, comme l’auteur l’a suggéré, le cas des manifestants détruisant l’image de leur adversaire peut être rapproché des méthodes d’envoûtement (type vaudou), rien ne dit que la croyance ou non à l’effet magique de cette pratique sur la personne représentée contienne toute l’explication du phénomène. Quand, par exemple, on piétine rageusement l’image de quelqu’un, on donne une forme à son hostilité, on entretient une résolution (stérilement ou pas). Par ailleurs, si cette pratique est exposée à la personne visée, cette personne n’est-elle pas quelque part réellement touchée ? Galvanisation, intimidation… La participation de l’image à des entreprises belliqueuses n’est peut-être pas si étrange, si absurde ou si emplie de superstition que ça.
Par ailleurs la confusion supposée entre l’image et l’objet chez les « primitifs », que l’histoire soit vraie ou que le trait soit grossi, arrive à point nommé pour reconduire un vieux thème platonicien. Et curieusement, à une époque qui comme aucune autre a confié à la représentation visuelle le rôle de définir son actualité, l’image reste souvent de façon univoque considérée comme une sorte de vaudou frelaté, que la parole aurait mission de démystifier.
Images : 1) La grotte Chauvet, 2) Huile de Magritte : La Trahison des images.
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