lundi 7 janvier 2008

Bouvard et Pécuchet et le Lotus bleu.


Bonne année aux éventuels visiteurs, le hasard a voulu que du point de vue de mes lectures, 2008 commence avec Bouvard et Pécuchet de Flaubert.

Les héros de ce roman fonctionnent ainsi : gratte-papiers devenus rentiers désoeuvrés, un objet minuscule, un évènement insignifiant provoquent en eux une illumination qui les conduit à aborder de front et en amateurs un champ disciplinaire qui les dépasse (sciences, religion, techniques…). À la suite de quoi des séries de déconvenues relevant de la loi de Murphy les découragent. Ce qui ne les empêche pas de répéter ce scénario indéfiniment. Ils en veulent pour leur argent.

Aux côtés de l’agronomie, de la médecine, de l’archéologie, du théâtre, du spiritisme ou de la philosophie, je me suis pris à imaginer comment l’auteur aurait pu les faire se prendre de passion pour l’orientalisme. Leur lubie, à mon avis, serait partie de l’image d’un toit. D’un de ces toits à pentes brisées qui évoquent l’Extrême-orient aussi immédiatement que la tour Eiffel signifie Paris (ou Las Vegas… ce sont les aléas de l’identité).

Par exemple, celui de cette partie du palais Gyeongbok à Séoul:





Ou bien de ce temple récent en béton à Osaka:






Voici une forme architecturale qui s’est donnée comme une évidence en Chine, au Japon et en Corée et n’aura été remise en cause que par les bouleversements industriels historiquement récents (elle se perpétue d'ailleurs encore sur les temples). Malgré un rapport de familiarité à l’intérieur de cette aire géographique, de nettes variantes apparaissent selon la communauté linguistique qui a bâti les édifices. Ainsi, on pourra souvent identifier le lieu d’une photographie à la forme des toits :





(Petite tentative personnelle de classement, qui ne vaut pas grand chose, comme toutes les typologies : en fait, les bâtisseurs font montre d’une grande créativité dans l’adaptation de ces formes à la fonction et au sens symbolique de l’édifice : retrouver une forme commune là-dedans semble aussi difficile que de remonter jusqu’au visage universel d’une lettre à travers l’ensemble de ses occurrences dans l’écriture et la typographie – tout au plus peut-on s’étonner de reconnaître.)

Ces variations culturelles sur un même motif peuvent appeler une multitude d’analyses à partir d’une multitude de grilles : avantages fonctionnels du schéma de base (ruissellement de la pluie, surplomb délimitant une zone abritée intermédiaire sur le pourtour de l’habitation…), ou bien construction de l’arbre philologique d’un langage architectural dont l’origine se trouverait en Chine et comparaison avec l’expansion des langues, recherche des relations de cause et conséquence entre forme de l’habitat et rites et coutumes, ou encore entre motifs architecturaux et écriture (Le caractère chinois 入, un des quatre ou cinq dont j’arrive à me rappeler sans dictionnaire, signifiant « entrer » en sino-coréen, et tirant sans doute sa forme du toit d’un domicile.), recherche idéaliste de l’esprit d’une culture dans la forme de ses produits, quête hasardeuse d’une structure inconsciente universelle censée se trouver dans tous les toits du monde, de sources d’inspiration dans la nature (selon le même genre de logique que pour la formation des idéogrammes), j’en passe et des meilleures…

Toutes ces pistes pourraient amener à des explications plus ou moins intéressantes, mais même les meilleures laisseraient sans doute un goût de trop peu : on aurait aimé éprouver la participation de ce genre de choses à une culture presque comme des sortes de coutumes palpables, et voilà qu’on réduit l’objet de notre intérêt à un produit de la culture, et qu’on le fait tomber sous le sens. À mon avis, un touriste se trompe s’il pense admirer des objets : ce qui l’émerveille, c’est la continuité entre des objets emblématiques et une langue étrangère (harmonie qui renvoie dans la plupart des cas à une époque révolue).


Il me semble qu’aujourd’hui, on pourrait croiser Bouvard et Pécuchet dans un cours de langues o’, ramant sur la grammaire, incapables de dire « passez moi le sel » et se gargarisant de culture tout en se rêvant habitants d’une maison traditionnelle à l'autre bout du continent…

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Je suis tombé par hasard sur ces mots d'Aragon à propos des objets usuels:

"Il y avait des objets usuels qui, à n'en pas douter, participaient pour moi du mystère, me plongeaient dans le mystère. J'aimais cet enivrement dont j'avais la pratique, et non pas la méthode. Je le quêtais à l'empirisme avec l'espoir souvent déçu de le retrouver. Lentement j'en vins à désirer connaître le lien de tous ces plaisirs anonymes. Il me semblait bien que l'essence de ces plaisirs fût toute métaphysique, il me semblait bien qu'elle impliquât à leur occasion une sorte de goût passionné de la révélation. Un objet se transfigurait à mes yeux, il ne prenait point l'allure allégorique ni le caractère du symbole; il manifestait moins une idée qu'il n'était cette idée lui-même. Il se prolongeait ainsi profondément dans la masse du monde." - Le Paysan de Paris (roman sur lequel j'avais calé il y a longtemps, au bout de très peu de pages).

il manifestait moins une idée qu'il n'était cette idée lui-même: il est question ici du vertige du moderne , mais s'agirait-il du même ordre de recherche, celle d'une naïveté qui serait en même temps le comble de la culture? - ce que le touriste semble percevoir sans pouvoir le saisir dans le rapport de l'étranger à ses objets quotidiens - (voir aussi les provocs de Duchamp).

(ajout 10-01-08)


2 commentaires:

François a dit…

L'orientalisme à l'époque de Flaubert concernait davantage le moyen-orient que l'extrême-orient, mais je ne doute pas que des Bouvard et Pécuchet modernes, dans leur soif de tout aborder sans rien approfondir, se passionnent pour la culture asiatique... mais pourquoi pas dans ses dérivés modernes? Il y a un coté "je recherche ce qu'il y a de plus récent en la matière", chez Bouvard et Pécuchet (et si ma mémoir est bonne) qui les ferait je pense plus s'intéresser aux mangas qu'à l'architecture du passé.
Ce que tu dis sur la différence entre culture vécue (coutumes palpables) et culture imaginée (produit de la culture) est très juste: Bouvard et Pécuchet, comme les touristes modernes, se contentent à chaque fois d'un survol superficiel de ce qui les passionne, en y cherchant ce qui les fait rêver plutôt que ce qui s'y trouve.
Ceci dit, je pense qu'on peut être émerveillé par ces objets, ne serait-ce que par leur étrangeté architecturale: la charpente doit être drôlement complexe!

Gilles F. a dit…

Je n'ai pas vraiment de mépris pour ces personnages (d'ailleurs je me demande si l'auteur lui-même n'a pas renoncé à les juger, petit à petit: le titre de base "Histoire de deux cloportes" a peu à peu évolué en quelque chose de plus neutre). Au contraire, j'ai voulu les rapprocher d'une de mes lubies pour voir jusqu'où je leur ressemblerais moi-même. Pour le touriste, c'est un peu la même chose: prétendre que je n'en suis pas un, c'est la certitude d'être pris un jour en flagrant délit de tourisme (dans mes discours sur "là-bas", par exemple).

Pour ce qui est de ce rêve, ce fantasme du touriste, je me demande s'il ne contient pas en filigrane quelque chose qui échappe au voyageur-chercheur méthodique, et qui serait comme le moule en creux de ce que sont ou ont pu être (utopiquement peut-être) l'objet et son voisinage pour les autochtones.