dimanche 20 janvier 2008

Pointer du doigt (2): monstration et regard conjoint.

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Dans un précédent billet, j’élucubrais sur la représentation de l’acte de monstration en peinture et en sculpture.

Ailleurs, je parlais de dilettantisme et de tourisme.

Voilà que je tombe sur une œuvre qui fait le pont entre les deux :






Des Touristes de Duane Hanson (plasticien dont on trouvera ici une rapide présentation).


Une œuvre, qui, au premier abord, ne semble pas de nature à provoquer en nous des transports lyriques. On la classera volontiers parmi celles des hyperréalistes américains de la deuxième génération, ceux qui font primer la technologie sur l’artisanat pour atteindre une mimesis à la mesure du spectateur moderne. Par une démarche voisine de celle de certains peintres qui recourent à la projection d’une diapositive sur la toile à des fins de photoréalisme, ce sculpteur réalisait des empreintes de corps vivants partie par partie à l’aide de bandes plâtrées, ce qui lui fournissait un moule où couler du polyester, dont il renforçait la solidité en ajoutant des fibres de verre. Les figures étaient ensuite soudées, puis peintes et équipées de perruques, d’habits, d’objets, voire d’éléments d’environnement. Une démarche un peu à la croisée du pop art et du ready-made, donc, anti-esthétique et à portée sociale revendiquée. (Ici, une version différente des Touristes, ainsi que d’autres travaux).

Un réalisme qui aurait rompu radicalement avec la sorcellerie que nous prêtons à la statuaire antique, donc, et qui hériterait de l’illusionnisme comme outil purement critique ?

Il reste que l’environnement, le contexte où sont censés apparaître ces personnages, ne peut être qu’évoqué, et que la portée de leur regard nous échappe. Il s’esquisse un regard conjoint avec le spectateur, qui se perd dans l’invisible.

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(25 01 08)

Le point commun entre monstration et regard conjoint, ce serait leur fonction d’embrayeurs : les deux permettent au discours de prendre en charge des objets ou des états de faits (non-linguistiques), simplement en dirigeant vers eux l’attention de l’interlocuteur.

D’autre part, le fait de montrer et la mise en place d’un regard conjoint avec les parents sont considérés comme des étapes incontournables du développement du langage chez l’enfant (voir par exemple les travaux d’Evelio Cabrejo-Parra). Ce type de figures énigmatiques pourrait donc également nous renvoyer à un état de compréhension partielle du monde, où la langue maternelle demeure dans sa plus grande part un mystère.

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Le regard des statues : voilà un motif que la poésie a au moins autant développé que les arts plastiques (voir les parnassiens, les symbolistes, « l’implacable Vénus » qui « regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de marbre » dans le Spleen de Paris …). Le mythe de Pygmalion en donne une clé d’interprétation assez simple : on guette une lueur dans les yeux de la figure car on espère qu’elle va se mettre à vivre – on est alors plus attentif à ce qui se passe en elle qu’à ce que désigne son attitude.

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(25 01 08)

Fait intéressant, dans un poème « à Théophile Gautier », Banville fait de la strophe une statue :


Les Strophes, nos esclaves / Ont encore besoin / D'entraves / Pour regarder plus loin.

Les pieds blancs de ces reines / Portent le poids réel / Des chaînes / Mais leurs yeux voient le ciel.


Statue qui contemple « le ciel » pour les Parnassiens, et on « ne sait quoi », pour Baudelaire : on voit bien le désaccord qui les oppose sur le caractère explicite ou différé de la signification du symbole.

(Présence du motif des pieds entravés – que l’on retrouve chez Giacometti)

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Si à l’inverse, on est plus intéressé par la portée du geste ou du regard, on retombe sur l’énigme de la monstration dans l’art figuratif, dont l’Homme au doigt de Giacometti est de mon point de vue la quintessence, mais dont d’autres sculptures du même artiste visent le choc :




Cet Objet invisible (1934), par exemple, qui précède de peu la rupture entre le sculpteur et les surréalistes (sur un désaccord profond entre volonté de figuration d’un côté - Giac. - et de transfiguration de l’autre). Face à cette œuvre inspirée des arts premiers, trois éléments symboliques sans élucidation attirent le regard du spectateur : les pieds entravés, les mains pétrissant le dit objet (pour nous le vide) et le regard aveugle ou médusé – plus un oiseau posé au bord de la chaise. Par des procédés rhétoriques, l’artiste inclut dans son travail un espace dont personne ne peut s’approprier le contenu, à moins de renoncer à la signification de l’œuvre et de déclarer tout simplement vide cet espace. Quelque chose qui ne peut faire partie intégrante de l’œuvre lui est par conséquent rapporté, mais dans ce mouvement même, le spectateur en est frustré.


Qu’en est-il du réalisme américain ? Ses figures sont généralement assimilées à des représentations de la vacuité et de la dépression (mélancolie moderne) liée à l’impersonnalité des grandes villes. Mais n’ont-elles pas également quelque chose du Sphinx ? Considérons par exemple ces deux tableaux de Hopper :







Le deuxième en particulier reprend de manière troublante la composition de l’Apparition de Gustave Moreau - figure droite, nappe de lumière, verticales de l'arrière plan. Contemplons nous simplement la misère (affective) d’une individualité moderne se réfugiant dans des utopies auxquelles elle ne croit plus vraiment (regard perdu dans le vague), ou bien une figure qui conserverait malgré tout un certain aspect sculptural, l’énigme du regard ?





Ce qui nous ramène finalement à Hanson : la révolution naturaliste contre une statuaire mythique et symboliste peut-elle aller jusqu’au bout ?

L’air illuminé des touristes désigne bien un objet invisible, qu’ils s’apprêtent à immortaliser à l’aide de l’objectif photographique (qui devient du même coup lui aussi un œil ouvert sur un espace vide).

Bien sûr, l’œuvre, c’est d’abord cette caricature mettant en valeur la laideur et le ridicule de ces deux spectateurs fascinés par on ne sait quelle beauté (ou kitscherie). On peut se borner à en rire, sûr de sa supériorité d’amateur averti.

Mais l’air con de ces touristes, c’est peut-être celui de quiconque aujourd’hui tente de s’émerveiller au premier degré, sans résidu critique : une posture où nous nous sommes tous trouvés, en voyage, au cinéma, ou plongé dans la lecture d’une bédé.

Nous ne pouvons donc à mon avis nous limiter au simple contenu de ces figures : ce à quoi elles renvoient paraît tout aussi important. Car malgré son reflet de bêtise, ce regard naïf pourrait, en même temps, représenter l’utopie du spectateur critique (l’immédiateté).



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