jeudi 28 février 2008
Que d'émotion entre les faux marbres!
Compte rendu très lyrique, ce matin, sur le Monde.fr, d'un concert donné dans la capitale nord-coréenne par l'orchestre philharmonique de New York - dirigé par Lorin Maazel:
La musique ne transformera pas la face du monde, mais, peut-être, pourra-t-elle y contribuer. [...]
Avant d'interpréter Un Américain à Paris, de George Gershwin, le chef a formulé de sa voix posée ces quelques mots : "Un jour, peut-être, un compositeur écrira à son tour "Des Américains à Pyongyang"."
Un soupir inattendu mêlé d'éclats de voix s'est alors répandu parmi les 1 500 spectateurs, hommes en gris et rares femmes en longues robes traditionnelles. Visiblement ému, un jeune cadre du tout-puissant Parti du travail de Corée qui, depuis 1948, fait régner un ordre implacable dans le pays, serrait ses poings tant qu'il pouvait afin que la douleur lui fasse oublier l'envie de pleurer.
Lorin Maazel avait visé juste. L'intensité des applaudissements qui suivirent ses propos, puis l'exécution, brillante, de l'oeuvre du compositeur de Brooklyn en témoignaient. Quelque chose était en train de se passer dans le cadre marmoréen de l'imposant théâtre à l'architecture stalinienne.
C'est beau, on dirait que ça a été tourné par Mel Gibson. Loin de moi la volonté de jouer les rabat-joie, mais il faut quand même prendre pour ce qu'elles sont des images venues de Corée du Nord. Je me rappelle d'un reportage (vieux de presque dix ans maintenant, il est vrai) sur l'entrevue de familles séparées par la partition de la péninsule, quarante années après : les femmes policiers de Pyeongyang chargées d'encadrer l'événement avaient visiblement reçu la consigne de s'émouvoir et faisaient mine d'essuyer d'hypothétiques larmes avec des gestes emphatiques et assez peu crédibles, il faut bien le dire.
Bouleversés par la zizique, les cadres du Parti? C'est possible, et c'est peut-être un signe d'ouverture encourageant pour l'avenir. Mais ne perdons pas de vue que ces spectateurs ont vraisemblablement dû recevoir une autorisation de s'attendrir en bonne et dûe forme... En tout cas, le chef d'orchestre a trouvé la formule qu'il fallait pour introduire un répertoire américain dans ce lieu.
(Pour un visionnage de la scène décrite, allez sur Youtube).
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mardi 26 février 2008
L'Homme qui marche
Il ne s’agit pas ici de celui de Giacometti – ou de Rodin – mais du personnage-titre d’un manga de Jiro Taniguchi (1995 - cliquez sur les images pour voir les détails):





Quand il n’a rien à faire, le héros se promène, et il lui arrive des petits trucs.
Rien ne se passe de signifiant là-dedans, et pourtant on accroche, au moins pour un chapitre ou deux.
La promenade comme genre littéraire. Un projet de réconciliation avec le présent qui ne nous est pas totalement étranger, en Europe : Robert Walser en avait déjà tenté un similaire avec ses personnages de vagabonds pour qui le choix s’impose de lui-même entre un petit plaisir insignifiant et beaucoup de grosses emmerdes. Au train vont les choses en ce moment, ici aussi le salarié de base pourrait apprécier à sa juste valeur – celle de la privation – l’image d’un monde merveilleux où il pourrait oublier son boulot le dimanche… Au fond, le phénomène est peut-être un peu inquiétant.
jeudi 21 février 2008
Tigres, couleuvres et crocodiles
Du coq à l'âne, je reviens à mes histoires de tigres, sous l'angle du conte populaire en Corée.
En lisant le conte coréen qui suit, le Jugement du lapin...
- L'histoire d'un tigre qui tombe dans un trou: arrive un homme, qui a pitié de lui et l'aide à sortir.
Ingrat, le tigre veut le dévorer immédiatement. L'homme obtient par des suppliques que l'on s'en remette au jugement d'un tiers pour voir si cette fin est juste ou non.
Trois juges se prononceront tour à tour sur la question: un pin, un boeuf et un lapin.
Jugement du pin: l'homme n'est bon qu'à transformer les arbres en planches ou en bois de chauffage. Quant au piège où est tombé le tigre, il a été creusé de main humaine. Que l'homme meure.
Jugement du boeuf: l'homme lui fait porter de lourdes charges, labourer des champs, et l'abat quand il est épuisé. L'homme ne connaît donc rien à la gratitude: libre au tigre de le tuer.
Jugement du lapin: celui-ci exige que l'on procède à une reconstitution avant de se prononcer. Le tigre retourne donc dans le trou et l'homme regagne sa posture de départ. Puis vient le verdict: le problème a commencé quand l'homme a aidé son prédateur, et tout est à présent à sa place - que le tigre reste au fond de son trou. Une morale finalement assez ironique: il faut effacer la bonne action pour rétablir l'ordre des choses. -
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... Je me suis vaguement rappelé qu'il existait une fable de La Fontaine assez semblable, sans trop chercher les raisons de cette coïncidence (je me suis dit que l'emperruqué avait dû pomper chez les chinois et puis voilà.)
Il s'agit de L'Homme et la Couleuvre qui inverse les rôles: c'est l'animal qui plaide pour que l'homme épargne sa vie. Les juges sont une vache, un boeuf et un arbre. Et cette fois-ci, le prédateur exécute l'innocent. Il s'agit moins d'absurdité que d'arbitraire des puissants.
Quand j'ai vu que La Fontaine revendiquait une filiation avec les contes indiens du Panchatantra, j'ai compris du même coup d'où venait le récit extrême oriental - probablement passé de l'Inde à la Corée à travers la chine (en même temps que les Sûtras bouddhiques? ...)
Le conte indien d'origine serait Le brahmane et le crocodile, et les trois juges un manguier, une vache et un chacal. Et comme le recueil du Panchatantra a été traduit en arabe (le Livre de Kalila et Dimna), ça ne m'étonnerait pas qu'on voie se balader une histoire semblable jusqu'en Afrique sub-saharienne.
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lundi 18 février 2008
Le Nez
De fil en aiguille et à propos de sujets parfois différents, il s’est amorcé ici une petite série de billets parlant d'œuvres d’Alberto Giacometti (1, 2, 3). Continuons donc sur cette lancée:
Après avoir mentionné l’Homme au doigt et l’Objet invisible, il faudrait ajouter à notre catalogue au moins une autre sculpture, le Nez :

- modèle en plâtre de ce bronze daté de 1947, un tournant dans la carrière de l’artiste, puisque, outre cette œuvre qui compte parmi les plus célèbres, cette année voit naître L’Homme au doigt et surtout L’Homme qui marche, création la plus emblématique de Giacometti et peut-être la plus reproduite en images.
C’est aussi une époque où les productions du sculpteur prennent souvent la forme du fragment et du signe élémentaire, avec par exemple la Main :

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et la Jambe :
Une des originalités de cette œuvre, c’est l’importation du cadre dans le domaine de la sculpture, cadre dont la fonction est immédiatement détournée, puisque justement il ne parvient pas à contenir l’objet.
Tout à fait à part, il me semble déceler la trace de ce Nez dans un élément décor élaboré par H R Giger pour le premier Alien (d’origine suisse - comme Giacom. - ce décorateur a, je crois, adhéré à un mouvement surréaliste tardif : le rapprochement paraît donc motivé).
mardi 12 février 2008
Le voile confucéen

vendredi 8 février 2008
Tiens! Voilà du naufrage! (suite du billet précédent)
Toujours à propos des peintres à la grande guerre (enfin, c'est une façon de parler, je ne voudrais pas laisser entendre par là que je méprise celle de 39-45, qui fut tout aussi pétulante.)
Si l’on cherche des antécédents à ces visions crépusculaires, on pourra évoquer bien sûr les scènes du jugement dernier et de l’enfer.
Souvent, l'accent est mis sur l'aspect provisoire, fluctuant et accidentel du point de vue sur le champ de bataille (ici chez Kennington) :

Mais si l’on cherche du côté des représentations profanes de désastres,
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On remarquera sans doute qu’au cours des deux siècles précédant la grande guerre, le type de la catastrophe pour la peinture est peut-être d’avantage le naufrage, que le combat militaire.
Joseph Mallord William Turner (1775-1851), était également un obsédé de bateaux qui coulent. Cette passion a peut-être joué dans ses tentatives de saisir l’essence du crépuscule (les objets disparaissant peu à peu de ses toiles).


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Nevinson (1889-1946)
« L'humanité publique est quelquefois impitoyable envers les particuliers. Lorsqu'un vaisseau est surpris par de longs calmes, et que la famine a, d'une voix impérieuse, commandé de tirer au sort la victime infortunée qui doit servir de pâture à ses compagnons, on l'égorge sans remords : ce vaisseau est l'emblème de chaque nation; tout devient légitime et même vertueux pour le salut public. »
(Discours sur les moyens de s'assurer de la vertu)
mercredi 6 février 2008
Tiens! Voilà du boudin!


Deux gravures sur bois de Félix Vallotton, trouvées dans une base d'images très abondante sur les peintres et la guerre de 14 -il y en a pour tous les goûts: peintres plutôt officiels, grandes figures du pacifisme telles que Dix ou Grosz, nabis jetés là et peintres américains que personnellement, j'ai découvert à l'occasion: Eric Kennington, Paul Nash...
dimanche 3 février 2008
Caractères chinois
Dans mon billet sur les toits, j’ai parlé incidemment des caractères chinois. Sur la lancée, je vais consigner ici tout ce que j’en sais, ça me fera une page de définition dans le blog :
À l’origine, le chinois est une langue monosyllabique, on aura donc : un mot, une syllabe, un caractère - qui, quelle que soit sa complexité, s’inscrit dans un carré.
Au départ, n’y connaissant rien du tout, je rangeais tout l’alphabet chinois dans la catégorie des pictogrammes, aux côtés de l’écriture égyptienne (ce qui, je crois, constitue d’ailleurs une double inexactitude). En fait l’espace carré du caractère est le lieu d’une véritable écriture dans l’écriture, où l’on trouve :
1- Les pictogrammes, relevant du « dessin » au sens large du terme, qui représentent à peu près 2% de l’ensemble. Deux exemples canoniques :
雨 « pluie », où l’on peut observer de petites gouttes.
門 « porte », où apparaissent deux battants.
2- Les idéogrammes, plus proche du plan ou du symbole logique, sont encore moins nombreux. Deux exemples :
中 « milieu » (entrant dans le nom de la chine) : une forme – un cercle à l’origine – traversée d’un trait en son centre.
上 « dessus » et 下 « dessous », où la spatialisation est encore plus évidente.
Idéogrammes et pictogrammes occupent une position à la fois minoritaire et privilégiée. Tous les autres caractères sont des compositions élaborées à partir de ces catégories, toujours à l’intérieur du même espace carré – ce qui entraîne des réductions, des distorsions et des simplifications de la forme des lettres.
3- On trouvera donc une première forme d’agrégats, dont la logique peut facilement donner l’illusion que l’édifice de la langue chinoise est harmonieusement bâti sur une base de concepts simples. Par exemple :
信 « confiance » contient « homme » : 人 et « parole » : 言. Et là on se dit : bon sang ! Quelle simplicité ! Quelle transparence ! On doit pouvoir entrer tranquillement dans cette langue en allant du plus simple au plus complexe.
On continue donc, et l’on apprend que d’autres agrégats procèdent tout simplement par multiplication : 木 égale « arbre », deux « arbres » 林 signifient « bois » et trois « arbres » 森 égalent une forêt. C’est à se demander s’il y a besoin du dictionnaire où si l’on peut partir immédiatement pour l’Extrême-Orient les mains dans les poches.
Et puis voilà, on trouve aussi : 姦 qui est l’assemblage de trois « femme(s) » : 女. Et la multiplication des femmes ne signifie pas « harem » ou « gynécée », mais « adultère » : question de culture.
On aurait presque cru qu’il y avait vraiment un « homme » et une « parole » dans la notion de « confiance ». En revanche, que le mot « adultère » contienne le tableau de chasse de l’infidèle, c’est déjà plus difficile à croire. À noter que sur le plan phonétique, qui a dans un état archaïque précédé la notation graphique, il n’y a pas d’indice morphologique qui permette, par exemple, de rattacher l’arbre à la forêt.
4- Par contre, il existe des agrégats dont une partie joue un rôle exclusivement phonétique :
佛 « bouddha » contient une partie sémantique « homme » : 人 ainsi que 弗 (mot grammatical dont la prononciation correspond au nom du bouddha).
Et dans un cas comme celui d’ « interroger » :問 ou figurent « bouche » : 口 pour le sens et « porte » 門 pour le son, on aurait vite fait d’imaginer un roman sur la rencontre de la porte et de la bouche, alors que celle-ci est, selon le dictionnaire, fortuite du point de vue du sens.
* Tous les exemples cités proviennent du Dictionnaire des caractères sino-coréens de Li J.M, Jo H.K et Han C.S, éditions du Centenaire.
Ces agrégats, du strict point de vue de l’écrit, contiennent donc une forme de syntaxe, et relèvent manifestement d’un travail de savants sur la langue et non d’une logique de la langue même. Certains peuvent à leur tour entrer dans des compositions plus complexes. Pour éviter d’avoir quinze mille traits à tracer à chaque fois, les chinois (Mao) ont simplifié les signes qui se trouvaient être à la fois courants et compliqués.
En Corée, par contre, un autre alphabet est utilisé pour les échanges courants. Les caractères chinois étant réservés dans l’ensemble au domaine littéraire et scientifique, des formes plus anciennes et complexes ont été conservées, et l’on n’invente pas de nouveaux signes élémentaires. En revanche, on peut élaborer des néologismes à volonté en associant les caractères existants – pour former non pas des agrégats logiques, mais des mots de plusieurs caractères et plusieurs syllabes (les parents sont libres de créer des prénoms de cette manière, par exemple).
Accessoirement, cette récursivité que la composition des caractères chinois fait apparaître à l’écrit, à un niveau qui, à l’oral, est élémentaire (de seconde articulation), est un phénomène intéressant vis-à-vis d’une science sémantique moderne qui prétend ménager un accès au sens de manière plus directe que la lexicologie. En effet, de même que l’agrégat de caractères chinois peut donner l’illusion qu’un mot en contient d’autres, le linguiste peut se représenter le « sens » d’un mot comme agrégat de « traits sémantiques » (par exemple le mot garage contiendrait « ranger » et « voiture ») : mais il ne faut pas oublier ensuite que l'on n’a touché qu’à des mots, et que cela ne nous dit absolument rien d’un mécanisme de la signification qui serait à l’intérieur des mots, ou au-dessus, ou au-derrière…